Société
A Borei Keila, “sida” n’est plus un mot tabou
Dans les petites ruelles tranquilles d’un village de la communauté de Borei Keila, se dressent des maisons en bois et en bambou, collées les unes contre les autres. La nouvelle de la venue d’Om Vichet, cinquantenaire sobrement vêtu de noir et blanc, s’y répand comme une traînée de poudre. Femmes, hommes, jeunes et moins jeunes sortent des habitations pour le saluer chaleureusement... avant de lui demander des médicaments. Comme dans les autres villages de cette grande communauté phnompenhoise, Vichet est reconnu et apprécié : responsable au sein de Hope Cambodia, un centre qui fournit des services aux malades du sida, il intervient directement auprès des familles, que ce soit pour leur donner des médicaments ou les aider à trouver un logement, un travail ou encore assurer la scolarité de leurs enfants.
A midi, alors que le soleil brûle, quelques habitants discutent devant leur maison, à l’ombre. D’autres déjeunent, paisiblement. Vichet, lui, continue sa marche. Aujourd’hui, il rend visite à la famille de Davy, une jeune commerçante. Derrière l’étal de son épicerie, tintent quelques rires et des bruits de vaisselle. La jeune femme déjeune avec ses voisins, insouciante. A l’approche de Vichet, Davy ne lui demande pas de médicaments, contrairement aux autres villageois. Elle se contente de l’accueillir d’un grand sourire, le visage rayonnant. Davy et son mari sont séropositifs. Mais dans le village où ils résident depuis cinq ans, ils vivent comme tout le monde, loin de la discrimination dont souffrent de nombreux malades du sida. “J’ai tout de suite dit à mes voisins que j’étais malade du sida, raconte Davy. Ici, tout le monde a compris et personne ne nous rejette. Au contraire, les gens ont plutôt pitié de nous. Certains viennent manger avec moi et achètent mes produits.”
Dans le village, les familles de personnes séropositives vivent au milieu des autres et entretiennent de bonnes relations de voisinage, voire d’amitié. Le mot sida n’est pas tabou : on en parle sans crainte, sans la peur du regard inquisiteur des autres. Cette tolérance est le fruit d’un long combat mené par les familles de malades du sida et les employés d’ONG, sur le terrain. Davy a patiemment expliqué à son entourage comment elle a été contaminée par le virus du sida, quelles sont ses difficultés quotidiennes et ce que peuvent être les conséquences de cette maladie. Le message est particulièrement bien passé auprès de Hœung, sa voisine, installée à Borei Keila depuis 2003. Cette veuve de 43 ans partage souvent ses repas avec la famille de Davy. Elle n’hésite pas aussi à les aider dans leur petite épicerie, quand ils sont occupés. “Je n’ai pas peur de contracter le virus du sida, affirme cette mère de deux enfants. Dans les médias, on explique bien que ce virus ne se transmet que par le sang, les relations sexuelles ou de la mère à l’enfant. Moi, tout ce que je fais, c’est manger avec eux!”
Parfaitement intégrée dans son village, Davy parvient à gagner correctement sa vie. L’ONG Hope Cambodia lui a apporté une aide de trente dollars pour démarrer une petite activité. Elle a choisi d’investir dans une petite épicerie, qui lui rapporte environ 5 000 riels par jour, ce qui permet d’assurer ses dépenses quotidiennes. “Aujourd’hui, ma famille peut se débrouiller sans problème. Nous n’avons plus besoin des autres”, s’exclame fièrement Davy, tout sourire.
Une information qui passe mieux
Pour Om Vichet, le bien-être de Davy et sa famille sont une vraie récompense, signe concret de l’action qu’il mène, inlassablement, auprès de 291 malades du sida, dans 13 quartiers de deux arrondissements de Phnom Penh. Sur le terrain, Vichet constate chaque jour les progrès obtenus dans la lutte contre le sida et l’exclusion sociale des malades : parallèlement à la baisse de la discrimination, le niveau de vie des personnes séropositives s’améliore, selon lui. “Aujourd’hui, les malades se mêlent aux autres habitants et vivent tranquillement dans leur village”, estime Vichet, qui se souvient de temps plus difficiles, avant 2002, alors que le centre Hope Cambodia accueillait environ 700 malades. Beaucoup d’entre eux sont morts ou ont quitté les lieux, rejetés par leur entourage. “Il y a moins de discrimination aujourd’hui. Les campagnes de sensibilisation que nous avons menées ont encouragé les gens à communiquer. Les choses ont beaucoup changé : maintenant, les parents laissent leurs enfants étudier ou jouer avec des enfants de personnes séropositives”, se réjouit Om Vichet.
Comme la famille de Davy, celle de Sokheng a elle aussi reçu un petit capital de trente dollars pour monter un commerce. Sokheng a choisi de se lancer dans la confection de petites fleurs en tissu artisanales. Un travail simple qui ne requiert pas beaucoup de force et peut donc être facilement exécuté par des personnes de faible condition physique. “Aujourd’hui, je suis contente à chaque fois qu’il y a des commandes. Même si le travail est parfois fatigant, je suis prête à travailler pour gagner ma vie. Sans quoi, nous ne pourrions pas vivre correctement. Certains jours, je ne gagne pas d’argent et je ne me sens pas bien. Je tombe facilement malade”, explique Sokheng. Elle a appris ce métier alors qu’elle était hospitalisée, dans un état de faiblesse extrême. La jeune femme a frôlé la mort, l’a souhaitée même : elle a tenté de mettre fin à ses jours. Rejetée par les siens dès qu’ils ont appris qu’elle était séropositive, Sokheng s’est retrouvée seule, sans ressource. Mais les médecins l’ont soutenue. Ils lui ont présenté un jeune homme, lui aussi séropositif : ils se sont mariés et vivent ensemble, s’épaulant mutuellement. Elle n’ose toujours pas retourner dans sa famille, à Kampong Speu : “Dans mon village, en voyant notre peau malade, les habitants ont peur de nous approcher. A Phnom Penh, il n’y a plus ce genre de discrimination. Les gens comprennent mieux qu’avant”, confie Sokheng, tout en avouant qu’elle continue à cacher ses mains et ses jambes lorsqu’elle va à l’extérieur. Dans son nouveau village, la jeune femme peut compter sur l’amitié de plusieurs voisins, particulièrement de Sao Veasna, dont le mari est motodop. Personne n’a dicté à Veasna comment se comporter avec les personnes séropositives, mais elle s’est informée elle-même sur le sida, grâce aux médias et au contact des malades. Pour elle, malade ou pas, tout être humain mérite d’être traité avec respect. “Les malades du sida sont comme nous. Pourquoi devrait-on avoir peur d’eux? Personne ne veut souffrir du sida”, soutient Veasna, qui mange avec ses voisins séropositifs, partage les plats avec eux, prête de l’argent à ceux qui sont malades... Autant de petits gestes quotidiens qui aident les séropositifs à faire face à la maladie.
Soutenue moralement par ses voisins, Davy tente aujourd’hui de convaincre les personnes contaminées de se battre contre le virus, sans s’apitoyer sur leur propre sort. “On doit se débrouiller financièrement pour que les autres nous fassent confiance. Notre niveau de vie s’améliore, et en plus, la vie devient plus agréable”, affirme Davy.
Un conseil que suit volontiers Satya, une robuste mère de famille, elle aussi séropositive, contaminée par son mari. Ce dernier s’est laissé mourir, la laissant seule avec ses deux enfants. Mais comme Davy et Sokheng, Satya ne compte pas rester les bras croisés : “Je n’avais jamais travaillé. Quand j’ai su que j’étais séropositive, j’étais désespérée. Mais j’ai décidé de travailler pour mes deux enfants. J’ai compris que je n’étais pas forcément condamnée à mourir et que je pouvais vivre avec le sida. L’important est de travailler et de se soigner”.
Chheang Bopha
Les derniers malades de Phnom Voar
Des petites maisons de briques, juchées sur une colline; huit toilettes attenantes à six baraques jaunes; un petit temple aux esprits, dont le toit de zinc a été arraché : c’est tout ce qu’il reste de la communauté de Phnom Voar, surnommée par les gens de la vallée “village des malades du sida”.
Prum Bonn, un jeune achar, continue à vivre là, avec quelques familles. Il a lui-même incinéré vingt-trois malades du sida. Les autres ont quitté les lieux, depuis que le guérisseur Thach Sambo a cessé d’y délivrer des remèdes traditionnels prétendument magiques. Prum Bonn est séropositif. Plus question pour lui de reprendre les préparations artisanales du guérisseur : il se soigne désormais grâce aux antirétroviraux (ARV) et ne va plus prier devant la maison du génie. “C’est vrai que les remèdes traditionnels nous ont probablement aidé à rester en vie, mais maintenant, les ARV nous aident à être en meilleure santé. Si j’ai survécu jusqu’à aujourd’hui, c’est avant tout grâce aux ARV”, souligne le jeune homme, qui se souvient du temps où les malades affluaient à Phnom Voar en quête d’une hypothétique guérison.
C’était il y a trois ans. Thach Sambo raconte à sa manière comment, alors qu’il était ingénieur des ponts et chaussées, il a décidé de devenir guérisseur, à la suite d’une rencontre avec une personne prétendant avoir reçu l’incarnation de l’esprit d’un génie. Ce dernier aurait affirmé que Sambo avait un don pour soigner les malades du sida, et qu’il devait donc s’y consacrer pendant trois années, sous peine d’être frappé de malédiction. Sambo s’installe donc à Phnom Voar et commence à concocter des préparations miraculeuses. C’est en tout cas ce que croyaient les centaines de malades qui venaient des quatre coins du pays recevoir le traitement magique. Selon le guérisseur, quelque deux cents malades, déçus des soins dispensés à l’hôpital, ont fait appel à ses services. Lesquels n’étaient pas totalement gratuits : une bouilloire de remède miracle coûtait 1 000 riels.
Mais depuis le début de l’année, Thach Sambo a fermé son pseudo-dispensaire, affirmant avoir rempli son contrat avec le fameux esprit : “Le génie m’avait demandé de soigner les malades seulement pendant trois ans. Il était intervenu pour qu’on s’occupe des cas urgents. Peut-être avait-il prévu que les malades auraient alors accès à d’autres médicaments pour se soigner”, prétend l’ancien guérisseur qui, depuis, a rangé ses bouilloires.
Après des traitements de six mois sur place, la plupart des malades ne sont pas revenus à Phnom Voar. Beaucoup ont pu se procurer des antirétroviraux (ARV), parfois gratuitement, et se sont installés ailleurs. Aujourd’hui, seules quelques familles vivent encore sur cette colline, avec l’aide d’un missionnaire français. Douze personnes sont séropositives. Elles viennent essentiellement de la province de Takéo et n’envisagent plus de retourner dans leur village natal où elles seraient à nouveau victimes de discrimination. Quatre malades disposent gratuitement d’ARV. Mais le trajet est long jusqu’au centre de santé de Takéo. Chaque mois, ils dépensent 10 000 à 50 000 riels pour payer le transport et la nourriture pendant la durée du traitement. Là-bas, ils doivent à chaque fois être longuement questionnés sur leur état de santé avant de pouvoir bénéficier des soins gratuits.
Kao Prek, veuve de 44 ans, qui n’a plus que la peau sur les os, connaît bien ces entretiens. Jusqu’à présent, on lui a toujours refusé l’accès aux ARV. Pourtant, après avoir consommé les remèdes traditionnels, comme tous ses voisins, elle voudrait enfin bénéficier d’un meilleur traitement. “A l’hôpital, on ne donne des ARV qu’aux malades qui ont un taux de globules blancs inférieur à un certain seuil. Mon taux est trop élevé. Alors, même si je suis très faible, je n’y ai pas droit”, s’attriste Prek, le visage hâve. Dans sa petite maison de 9 m2, quelques raies séchées sont étalées dans un panier : ce sera le seul et unique plat de sa famille.
Avec l’aide du père français, qui apporte à chaque foyer16 000 riels par semaine et 20 kg de riz par mois, les dernières familles de Phnom Vor survivent tout juste. Prek rêverait de pouvoir cultiver un petit potager, à côté de sa maison. Mais les dernières forces qui lui restent ne le lui permettent pas. “Comment pourrait-on avoir suffisamment de force pour travailler?, demande cette mère de famille. Ici, on ne souffre pas de discrimination, mais on n’a pas assez à manger”. CB
Une manne pour les guérisseurs traditionnels
A en croire Bun Pheng, la médecine traditionnelle khmère fournit des remèdes miracles pour traiter les malades du sida. Il y a quelques années pourtant, ce jeune diplômé en marketing d’une école de gestion de Phnom Penh, protestant qui plus est, ne croyait guère dans la médecine des anciens. Mais un épisode douloureux a un jour bouleversé la vie de ce sceptique : l’état de son petit frère, contaminé par le virus, s’est spectaculairement amélioré, raconte-t-il, grâce aux médicaments traditionnels que lui prescrivait sa mère adoptive, guérisseuse dans l’arrondissement de Dangkor, dans la banlieue de la capitale. Aussi le jeune homme, aujourd’hui âgé de 30 ans, décide-t-il en 1995 d’apprendre auprès d’elle les secrets de fabrication des décoctions traditionnelles.
Aujourd’hui pourtant, après cinq ans de lutte contre la maladie, son petit frère est mort. De découragement, assure-t-il. “Nous avions dépensé des fortunes à l’hôpital, sans résultat. Mais son état, qui était de plus en plus critique, s’est brusquement amélioré quand il a commencé à prendre des médecines traditionnelles. Je crois profondément qu’elles sont efficaces pour les malades du sida. S’il est mort, c’est parce qu’il ne sentait aucun soutien de la part de sa famille. Or la dimension psychologique est essentielle”, explique-t-il.
Pheng est aujourd’hui à la tête d’une officine traditionnelle, et dit avoir traité près de 400 malades depuis le début de ses activités. Il n’a aujourd’hui plus que 100 patients, ce qui lui permet tout de même de gagner entre 20 000 et 100 000 riels par jour. “Je peux sauver la vie d’environ six personnes sur dix, même dans un état grave, assure-t-il. Ceux qui meurent sont ceux qui ne se soignent pas consciencieusement”.
S’il dispose d’un certificat de guérisseur fourni par le ministère de la Santé, Pheng n’a aucune attestation officielle pour soigner les malades du sida et travaille sous l’enseigne de l’association des médecines traditionnelles qu’il a créée. Fort des résultats spectaculaires qu’il avance, il souhaiterait être reconnu par les autorités et intégré au programme national de lutte contre le sida. En attendant, il a déjà investi dans un nouveau bâtiment encore en construction pour accueillir ses futurs malades, et a acheté un terrain d’un hectare pour faire pousser ses herbes. “Les remèdes traditionnels sont aussi efficaces que les médicaments. Il faut les prendre en considération”, estime ce guérisseur-entrepreneur. CB
Chez Buth Sun, guérisseuse de profession
Il faut parcourir un long chemin, quitter la route nationale 3 et suivre une piste cahoteuse de terre rouge, avant de parvenir au petit village d’Angkor, dans le quartie Pratah situé dans la banlieue de Phnom Penh. Un trajet que des malades du sida font régulièrement, pour y rencontrer les membres d’une association de médecine traditionnelle khmère.
Postée à l’entrée de sa maison, Buth Sun, une guérisseuse qui prétend avoir reçu l’esprit d’un génie tutélaire, montre tout de suite les signes extérieurs de sa réussite : une grande maison toute neuve, un entrepôt où sont stockés dix tonnes de plantes... Autant de preuves selon elle, de la qualité de ses remèdes traditionnels. Trois personnes travaillent à la préparation de savants mélanges, dont un censé plus particulièrement aider les malades du sida à aller mieux. Buth Sun l’a appelé le “remède énergie”, une recette qui fait appel à 39 variétés de plantes, dont la plupart viennent du Kirirom. La guérisseuse le vend 5 000 riels, pour trois jours de traitement. “J’ai déjà aidé des malades qui étaient sur le point de mourir à marcher et à retrouver l’appétit, affirme sans complexe la guérisseuse. Généralement, je parviens à aider 40% de mes clients. La plupart reprennent du poids après avoir consommé mes remèdes”. Buth Sun précise bien cependant qu’en aucun cas elle ne soigne directement le sida. Ses préparations, affirme-t-elle, servent juste à soigner les maladies ponctuelles dont sont victimes les malades du sida, privés de défenses immunitaires. Avec son fils adoptif, elle tente de donner des traitements appropriés à chaque maux : urticaire, brûlures d’estomac, hépatite, tuberculose...
Ket Touch, fonctionnaire au ministère de la Défense, s’est laissé convaincre par la guérisseuse, depuis qu’il a contracté le virus du sida. Cela fait maintenant huit ans qu’il consomme les produits de Buth Sun. “Ces remèdes traditionnels m’aide, disons, à 40%, surtout contre les démangeaisons. Mais c’est surtout depuis que je prends des antirétroviraux que mon état de santé s’est amélioré. Maintenant, j’ai à nouveau la force de travailler comme avant”, reconnaît ce fidèle client, avant d’avouer qu’il a dépensé jusqu’à présent 20 000 dollars pour se soigner, aussi bien en remèdes traditionnels qu’en ARV.
Au sein du ministère de la Santé, la popularité des médecines traditionnelles inquiète. Tea Kim Chhay, directrice du département des médicaments et de l’alimentation rappelle qu’il est formellement interdit aux guérisseurs de faire de la publicité en affirmant qu’ils peuvent guérir le sida. “Avec ces remèdes traditionnels, il est impossible de soigner le sida. Tout juste permettent-ils de prolonger un peu la vie de ces malades, souligne la directrice. Certains guérisseurs se vantent, de façon mensongère, de soigner le sida. Et des malades dépensent en vain leur argent pour acheter ces médicaments, qui n’ont subi aucun contrôle”. CB