Le cœur au Cambodge, la tête ailleurs
L’immigration cambodgienne vers les pays développés est un phénomène relativement limité. Passée la vague des “boat people” des années 80, le flux d’immigrés cambodgiens s’est considérablement tari aux Etats-Unis comme en Europe, et très peu ont aujourd’hui les moyens de tenter leur chance en Occident. Selon le recensement de 2004, 94% des flux migratoires, qui touchent près d’un tiers de la population, s’inscrivent aujourd’hui à l’intérieur même des frontières du royaume, une faible proportion tentant leur chance en Thaïlande, où travailleraient quelque 180 000 Cambodgiens parmi les plus démunis.
Mais si l’Occident demeure un rêve inaccessible pour l’immense majorité, il continue d’exercer un fort attrait sur les couches les plus aisées de la société, parfois prêtes à sacrifier leur confort matériel pour les incertitudes d’une nouvelle vie “ailleurs”. Phénomène de société impalpable puisqu’il ne se reflète dans aucune statistique, ce désir d’immigration est ici abordé à travers de simples témoignages. Ils disent les frustrations et les désillusions d’un certain nombre de citoyens de la classe moyenne qui ne considèrent pas leur réussite sociale comme un socle suffisant pour se projeter dans l’avenir de leur pays. Une désillusion qui peut se retourner contre cet Occident idéalisé, parfois jugé décevant par ceux qui y ont tenté leur chance (lire page 13).
Ils sont commerçant, journaliste, employé d’ONG ou ingénieur, roulent en Camry climatisée, gagnent jusqu’à dix fois le salaire national moyen et envoient leurs enfants dans les meilleures écoles de Phnom Penh. Ils font partie de cette nouvelle classe moyenne émergée des décombres de l’année zéro qui est parvenue à tirer son épingle du jeu de la reconstruction. Ils ont “réussi leur vie” mais ont encore un dernier rêve : quitter le pays. Dans leurs fantasmes : une nouvelle existence - pour eux et surtout pour leurs enfants - aux Etats-Unis bien sûr, en Australie, en France ou encore au Japon.
Symptôme de ce désir d’Occident, l’engouement que provoque chaque année la gigantesque “loterie aux visas” organisée par les Etats-Unis. Ils ne sont qu’une poignée au Cambodge - entre 150 et 250 sur 50 000 lauréats à travers le monde - à gagner chaque année le droit de vivre leur rêve américain green card en main, mais le mirage, savamment alimenté par le tirage au sort, est dans toutes les têtes.
Mauvais karma, ticket gagnant
Bona a 38 ans. Ingénieur et responsable marketing dans une grande compagnie, il vient de s’inscrire pour la troisième année consécutive à la loterie et commence à désespérer de gagner un jour le sésame qui changera sa vie. Orphelin depuis le régime khmer rouge, Bona a suivi le parcours limpide d’un jeune homme confiant en ses chances et en l’avenir de son pays. Diplômé de l’Institut de technologie du Cambodge (ITC), il connaît une brève période de chômage avant de trouver sa place dans le monde du travail chez un grand opérateur téléphonique. C’était les années 90, l’avenir s’offrait à lui. En 1993, il vote pour le Funcinpec parce que les anciens lui parlaient sans cesse de “l’époque bénie” du Sangkum et qu’il croyait au changement. Plus de dix ans après, Bona est un symbole vivant du développement économique du pays : il gagne 600 dollars par mois, roule en Corola dernier modèle et fait désormais partie de la classe moyenne phnompenhoise.
Aujourd’hui pourtant, Bona ne vote plus, et dresse un constat amer de l’évolution du royaume : “Je pensais qu’ils changeraient quelque chose, que mon vote changerait quelque chose. Mais quand on regarde le passé, on se rend compte que les conflits politiques ont toujours hypothéqué le développement de ce pays. C’est désespérant. Mais c’est le destin qui m’a fait naître ici : si j’avais fait le bien dans ma vie antérieure, je serais né aux Etats-Unis, c’est sûr”. Constat amer d’un cadre qui, après s’être forgé seul un avenir, s’en remet aujourd’hui aux dieux du hasard pour réparer les caprices du destin.
Petits boulots
La foi que Bona plaçait en son pays a commencé à vaciller il y a cinq ans. En 2000, ce jeune ingénieur se marie, fait des enfants, et ses nouvelles responsabilités de chef de famille finissent par mettre à mal son patriotisme. “J’ai toujours été nationaliste, tient-il à préciser : en 1997, mon employeur m’a envoyé en Suède. J’aurais pu y rester, mais je suis rentré pour participer au développement du pays... et un peu à cause du climat. Mais j’ai aujourd’hui deux filles de 4 ans et 1 an et demi, et ma vision des choses a changé. Je veux partir pour mes enfants, pour qu’ils apprennent véritablement quelque chose à l’école afin de s’offrir une vie meilleure. Je suis prêt à me sacrifier, à travailler à l’usine, à faire tous les boulots que les Américains ne veulent pas faire.”
Un sacrifice que Seng, la quarantaine, employé dans une grande ONG américaine, est également prêt à consentir. Dans quelques jours, sa femme et ses deux enfants s’envoleront pour les Etats-Unis. Lui n’a pas encore été autorisé à les rejoindre car le dossier a été constitué avant le mariage. Mais Seng se prépare à plaquer son confortable salaire de 700 dollars, sa belle maison et sa voiture au premier signe de l’ambassade américaine. Lui aussi invoque l’incurie du système éducatif qui lui interdit, malgré sa réussite personnelle, d’envisager sereinement l’avenir de ses enfants : “Je suis prêt à tout pour mes enfants, quitte à faire des petits boulots. Je veux qu’ils vivent dans un pays où ils pourront exprimer leurs talents”.
Ces petits boulots “que les Américains ne veulent pas faire”, Chamrœun a appris à les connaître. Brillant journaliste phnompenhois pendant 5 ans, il a abandonné son carnet d’adresses, ses relations et une certaine reconnaissance sociale pour s’installer dans le Massachusetts en 2001 où l’attendaient sa tante et les joies du “mariage”. Il enchaîne alors les “jobs” : emballage de cassettes vidéos pendant trois semaines, débarquement de containers pendant 6 mois, préparation de plats à livrer pour personnes âgées pendant trois ans et demi, et enfin ouvrier dans une usine de produits dentaires, un poste qui lui permet aujourd’hui de suivre des cours à l’école le matin. Cramponné à son rêve d’exister “au cœur de la modernité dans le plus grand pays du monde”, il découvre les joies du transport en commun et les frimas de l’hiver. “N’ayant pas de voiture, je devais me lever très tôt pour ne pas rater mon bus. Et il faisait très froid, parfois en dessous de zéro. C’était ça le plus difficile. Mais apparemment, même les Américains trouvent ça dur. Alors j’ai choisi un proverbe de la Bible qui dit ‘To live, you have to be a soldier’, et je me suis accroché. Car tout le monde sait que la vie n’est pas rose.”
Malgré cette réalité pas toujours “rose”, Bona l’ingénieur n’hésiterait pas une seconde à troquer sa réussite phnompenhoise contre les petits boulots américains de Chamrœun. Afin d’offrir une véritable éducation à ses enfants, mais aussi, souffle-t-il, pour se défaire d’une angoisse sourde, d’un vague sentiment d’insécurité sociale : la “peur de tout perdre”. Cette angoisse, signe d’une perte de confiance dans cette société qui a pourtant accompagné son ascension, Bona en parle comme d’un vertige : “Vous savez, ici, les pauvres meurent de faim. Mais les gens comme moi peuvent tout perdre d’un jour à l’autre et se retrouver à la rue comme eux. Un de mes collègues a été licencié il y a un an et remplacé par un jeune deux fois moins cher : et bien, il est toujours au chômage. Il y a de plus en plus de demandes et peu d’offres. Je peux vous dire que j’en connais beaucoup de gens comme moi qui veulent partir, qui vivent dans l’angoisse de la chute”.
“Mon patriotisme prend l’eau”
Quand on demande à Bona ce qu’il est advenu de son patriotisme qu’il est si prompt à mettre en avant, son regard s’embrume : “C’est une question difficile. C’est vrai que ceux qui partent n’aident pas le pays à se développer, reconnaît-il. Mais les gens ont cessé de croire que le fait de rester leur permettra de s’exprimer et de participer à l’évolution de ce pays. Si tout le monde, au sein du gouvernement comme de la population, travaillait dans l’intérêt du pays, je crois que personne ne songerait à partir”, explique-t-il posément avant de s’animer : “Pourquoi certains fonctionnaires roulent en Lexus quand leurs collègues font le motodop entre midi et deux? Quand je pense à ça, mon patriotisme prend l’eau”. Bona assure que s’il connaîtra la nostalgie, il n’éprouvera aucun regret à quitter le Cambodge et qu’il fera comme tous ceux qui sont partis : il rentrera mourir au pays.
Sok, 48 ans, ne connaîtra sans doute jamais le mal du pays. Sa nostalgie, c’est celle qu’il éprouve pour ses trois filles qu’il a envoyées au Japon il y a plusieurs années. Ancien vendeur de tissu au marché O’Russey, aujourd’hui chauffeur de taxi, Sok vit à Phnom Penh et possède une maison en province. En 1990, il n’hésite pas à envoyer sa première fille, alors âgée de 13 ans, au Japon en la faisant passer pour la fille de sa belle sœur qui y a trouvé asile dans les années 80. En 1997 puis en 2002, il y enverra ses deux dernières filles et se retrouve aujourd’hui père de famille sans famille. Il a été jusqu’à vendre son appartement phnompenhois pour payer les 20 000 dollars que lui réclamait “quelqu’un de haut placé au ministère des Affaires étrangères” pour régler l’affaire. Sa fille aînée fait elle aussi “les boulots que les Japonais ne veulent pas faire” dans une usine de voitures. “Ce n’est pas facile, mais elle s’occupe seule de ses deux sœurs. Et puis elle touchera une retraite”, se console-t-il.
Sok a interdit à ses filles de rentrer au Cambodge tant qu’elles n’auront pas la nationalité japonaise, et son seul espoir de les revoir est de les rejoindre un jour au Japon. Mais malgré le manque, il est toujours persuadé que la vie que ses filles ont là-bas ne peut pas être pire que celle qui les attendait ici. “Ici, les gens ne se respectent pas. Il n’y a qu’à voir le trafic routier : les gens se roulent dessus. Avant je m’angoissais tout le temps pour mes filles. Le système éducatif au Cambodge est mauvais partout et je n’avais aucun moyen de m’assurer que mes enfants auraient eu un meilleur avenir que les autres. Aujourd’hui, je suis soulagé : ‘elles sont dans un autre bac’, comme on dit”.
Chheang Bopha et Soren Seelow
L’ambassade américaine a émis cette année 2 500 visas, pour environ autant de demandes. Pour obtenir les chiffres français, la procédure est un tantinet plus compliquée. Le consulat de France, chargé de l’émission des visas mais pas habilité à communiquer sur la question, renvoie sur un organisme basé à Paris, l’Observatoire de statistique de l’immigration et de l’intégration (OSII) qui conseille lui-même de s’adresser à l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (Anaem), qui assure ne disposer d’aucune statistique sur l’immigration...
Chea Vannath, directrice du Centre pour le développement social
“La société cambodgienne propose un mode de vie très matérialiste, mais peu de perspectives”
Comment expliquez-vous que des gens appartenant à la classe moyenne expriment un tel désir de vivre ailleurs?
Je crois en effet que même s’ils n’en parlent pas, une immense partie de la population, même relativement aisée, serait prête à quitter le Cambodge. Au-delà des besoins purement matériels, les hommes ont d’autres besoins, plus spirituels. Une fois leur survie assurée, ils sont en demande de reconnaissance, de sécurité, de confiance en l’avenir et de perspectives pour leurs enfants. La société cambodgienne propose un mode de vie très matérialiste, mais peu de perspectives. Or la vie ne s’arrête pas au présent. C’est pour cela que certains sont prêts à sacrifier leur confort matériel pour ouvrir leur horizon. Ils cherchent quelque chose de solide sur quoi envisager l’avenir, qui n’existe pas ici.
N’y a-t-il pas cependant une certaine idéalisation du monde occidental?
Je ne pense pas qu’il y ait une idéalisation de l’Occident. Les quelque 500 000 Cambodgiens qui vivent hors du Cambodge renvoient l’image d’une vie réussie à l’étranger, ou du moins d’une vie dans un pays libre. En Occident, vous travaillez dur, mais vous pouvez en tirer les fruits car la justice sociale est là : la loi et l’ordre sont pour tous. C’est ce qui ouvre l’horizon, les possibilités. Si vous travaillez dur vous pouvez gagner de l’argent, ici c’est l’inverse. Même pauvre aux Etats-Unis, vous vivez mieux qu’ici : vous avez au moins droit à la dignité. Sous tous les angles, mis à part le mal du pays, la vie à l’étranger est meilleure qu’à la maison. Il y a au Cambodge une apparence de joie et de bien-être, mais ce n’est qu’une apparence... Le bonheur que réclament les gens c’est la santé, l’éducation et la sécurité. Et on ne le leur a pas donné.
Comment analysez-vous le sentiment de vertige exprimé par certains, la peur de tout perdre? Faut-il y voir les traces d’un traumatisme?
Le souvenir des Khmers rouges peut en effet influer sur les réactions de certains, mais c’est à voir au cas par cas. Les guerres civiles, et pas seulement les Khmers rouges, ont plusieurs fois changé la donne sociale et transformé des riches en pauvres. Sous le régime de Pol Pot, les gens devaient bouger sans cesse en abandonnant tout derrière eux. Cette mémoire peut revenir par flash. Mais de façon plus générale, cette angoisse de tout perdre vient du fait qu’il n’existe ici aucun filet de sécurité. Si vous gagnez un peu d’argent, vous êtes responsable de vos proches. Mais si vous tombez, qui s’occupera de vous?
Propos reccueillis par Soren Seelow
Bruno Maltoni, professeur de sociologie à l’URPP
“La dépendance du Cambodge vis-à-vis de l’étranger est paradoxalement ce qui limite la fuite des cerveaux”
Pour Bruno Maltoni, professeur de sociologie à l’Université royale de Phnom Penh et consultant à l’Office international des migrations (OIM), le désir d’immigration vers l’Occident est essentiellement motivé par le niveau du système éducatif qui pousse certains parents à “sacrifier” leur situation sociale pour offrir un meilleur avenir à leurs enfants. “Il y a un gros problème de l’enseignement et de la transmission en général : qui veut enseigner pour 30 dollars par mois? Les élèves n’apprennent réellement à lire un livre qu’à l’université. Le problème des universités est qu’elles doivent proposer des diplômes ‘pas trop difficiles’ si elles veulent attirer les étudiants, ce qui fait baisser le niveau”, explique-t-il. Autre problème, les débouchés : “Même pour les étudiants les plus doués, reprend-il, quel travail les attend à la sortie? Beaucoup sont conscients qu’un master étranger leur permettra d’obtenir un poste pas trop mal payé dans une ONG. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes : ce qui rend ce pays dépendant de l’étranger, les ONG, est précisément ce qui permet de limiter la fuite des cerveaux. Car en définitive, nombre d’étudiants partis à l’étranger, et singulièrement les filles, veulent rentrer pour participer au développement du pays.”
Plus généralement, Bruno Maltoni voit dans le système éducatif l’expression d’un des maux dont souffre la société cambodgienne : “Les gens ne voient pas comment changer les choses, comment s’exprimer. Il y a une frustration. ça commence à l’université, qui est hiérarchisée et conformiste à l’image de la société. On ‘écoute’ le professeur. ‘Si un clou dépasse du mur, il faut l’aplatir’, dit un proverbe. A la fac, les élèves les plus brillants ont parfois des réticences à se faire remarquer, surtout s’il s’agit de filles, qui sont d’ailleurs souvent les plus brillantes”. SoS
La diaspora des Etats-Unis toujours marquée par son histoire
La diaspora cambodgienne est l’une des communautés asiatiques les moins intégrées des Etats-Unis, une place qu’elle dispute aux Hmongs et aux Laotiens. Au-delà des freins proprement culturels avancés par certains, ces difficultés sont en grande partie imputables à l’histoire de cette communauté qui s’est installée à 95% outre-Atlantique après 1975, et dont 85% sont des survivants directs du régime khmer rouge (1). En 2000, la communauté cambodgienne comptait 206 000 habitants, contre seulement 262 âmes avant 1975, deux chiffres qui suffisent à illustrer les motivations tragiques de cette immigration.
Si l’on comparera ici pour information le destin des communautés cambodgienne et viêtnamienne, ce rapprochement se heurte donc à deux réalités historiques très différentes. Comme les Laotiens, les Cambodgiens sont massivement arrivés aux Etats-Unis il y a une vingtaine d’années, alors que les immigrés viêtnamiens se comptent en milliers, voire en dizaine de milliers d’individus chaque année depuis les années 50. La communauté cambodgienne est encore constituée aux trois quarts par les boat people qui ont afflué au cours des années 80, même si s’est parallèlement développée une immigration plus “traditionnelle”, motivée par des réalités économiques ou familiales, qui concerne aujourd’hui près de 50 000 personnes installées aux Etats-Unis. Cette immigration “de paix” - hors réfugiés ou demandeurs d’asile - a littéralement explosé en 1986 (9 000 arrivées), profitant d’une grande vague en provenance de toute l’Asie du Sud-Est, avant de fléchir pour se stabiliser ces cinq dernières années entre 2 000 et 2 500 arrivées par an (2).
30% de Cambodgiens sous le seuil de pauvreté
Prise dans son ensemble, la communauté cambodgienne connaît une intégration difficile, avec près de 30% de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (calculé en fonction du salaire moyen américain), et ce alors que la communauté asiatique dans son ensemble connaît des “performances” comparables à la moyenne nationale qui s’établit à 12,5%. A noter que le taux de pauvreté des Cambodgiens vivant aux Etats-Unis est plus élevé que celui des Afro-américains (24,7%). Seuls les Hmongs font pire (37,6%), alors que les Laotiens et les Viêtnamiens connaissent respectivement des taux de pauvreté de 19% et de 16%.
Le revenu moyen annuel des immigrés d’origine cambodgienne s’élevait en 1999 à 10 215 dollars par tête, soit un peu moins que les Laotiens (11 454 dollars) et bien moins que les Viêtnamiens (15 385 dollars). Les Cambodgiens ont un niveau de vie légèrement inférieur ou comparable à celui d’autres groupes ethniques nés aux Etats-Unis comme les Cheyennes, les Esquimaux ou les Sioux. Ces faibles performances sont d’autant plus remarquables que la communauté asiatique dans son ensemble est l’une des plus dynamiques des Etats-Unis, avec un revenu annuel de 20 719 dollars, comparable à la moyenne nationale (21 587 dollars) et bien supérieur à celui de la communauté noire (14 222 dollars).
Ces difficultés d’intégration prennent pour beaucoup racine au sein même des foyers familiaux - dont 30% seraient “isolés linguistiquement” - et s’expliquent par un faible niveau d’études. Seuls 9,1% des Cambodgiens de plus de 25 ans ont un niveau équivalent ou supérieur à la licence, contre 19,5% chez les Viêtnamiens et 42,7% dans l’ensemble de la communauté asiatique. Cette faible proportion de diplômés explique que la majorité des immigrés d’origine cambodgienne travaille dans des secteurs d’activité manuelle, principalement dans la production et le transport de matériel (36%). Viennent ensuite la vente et le travail de bureau (23,8%), la gestion et les professions libérales (17,9%) ou encore les services (16,3%).
Cette difficile intégration de la communauté cambodgienne doit cependant être relativisée au regard de son arrivée récente sur le sol américain et balancée par de nombreux exemples de réussite. Il faudra sans doute attendre que les sacrifices consentis par la première génération aient porté leurs fruits pour que le niveau de vie de l’ensemble de la communauté, dont la moyenne d’âge est encore très basse (22,8 ans), s’élève significativement.
Soren Seelow
(1) Sauf précision contraire, tous les chiffres cités dans cet article sont extraits du US Census report de l’année 2000.
(2) Chiffres extraits d’une enquête du Southeast Asia Resource Action Center en 2003.
Témoignages
Intégration, gastronomie, Etat providence, mal du pays...
Vary, 23 ans et mère d’un enfant de 4 ans, a accepté d’épouser un mécanicien cambodgien établi en France qui a le double de son âge. Avant de le rejoindre, elle se laissait volontiers envahir par de doux rêves de France mais a vite été rattrapée par la réalité du monde occidental : “Je pensais que je serais riche en épousant un homme vivant à l’étranger. Mais mes rêves ne se sont pas réalisés : je dois travailler très dur pour gagner ma vie”. Aujourd’hui, Vary cueille des tomates dans un verger, une activité qu’elle n’aurait jamais accepté de faire au Cambodge, précise-t-elle.
Piseth, photographe de presse, a vécu trois ans au Canada entre 2001 et 2004. Il a un temps envisagé de s’y installer, avant finalement de renoncer en observant le mode de vie de ses compatriotes vivant là-bas. “Les Cambodgiens se font des illusions. Certains parents marient leur fille à des grabataires, Cambodgiens ou étrangers, sans même se renseigner sur ce qu’ils font. Et quand les jeunes filles arrivent sur place, elles déchantent. Il faut travailler très dur pour vivre et rembourser ses emprunts, et les couples s’engueulent souvent à cause de la fatigue. La vie n’a aucun sens là-bas, il n’y a aucune harmonie familiale. Les gens travaillent tellement qu’ils ne se voient plus et il y a beaucoup de divorces parmi les couples cambodgiens.” Côté positif du système canadien : Piseth recevait des soins médicaux gratuits ainsi que des allocations chômage, une générosité à laquelle il ne voit pourtant pas que des avantages : “Le problème, c’est que soit je travaillais, perdais les allocations et n’avais plus le temps de vivre. Soit je ne travaillais pas et je touchais les allocations... du coup je ne travaillais pas.”
Heang est arrivée en France grâce à sa cousine. Après avoir suivi des cours à l’Ecole de formation professionnelle de Rennes, elle travaille aujourd’hui dans le restaurant de la famille de sa cousine pour un salaire qui relève davantage de l’accord familial que du minimum syndical. Mais Heang se doit d’être reconnaissante et ne réclame rien, pas plus qu’elle ne sait combien de temps durera cette situation : “Quand je suis partie du Cambodge, tout le monde était très heureux pour moi, mes voisins m’enviaient. J’avais décroché la timbale, un avenir brillant s’ouvrait à moi. Mais personne ne se rend compte à quel point je travaille dur ici”.
Panha est rentrée au Cambodge en septembre dernier, après trois années passées en France où elle a étudié le journalisme et le cinéma à Strasbourg et à Paris. Malgré la présence de sa mère et de ses frères et sœurs, son intégration a été difficile : elle parle mal le français, ce qui lui vaut de mauvaises notes en cours, et se fait péniblement à la gastronomie locale. Mais peu à peu, Panha s’habitue à sa nouvelle vie, se fait des amis, et commence à apprécier certaines des mœurs de son pays d’adoption : “J’ai beaucoup profité de ma nouvelle liberté de mouvement et d’expression. Je pouvais me promener sans me soucier du regard des autres ni de ma sécurité. En France, les gens ne mettent pas leur nez dans les affaires des autres”. Ce sont des problèmes administratifs qui la contraindront finalement à rentrer au Cambodge. Son visa étudiant ne lui permet pas de trouver un véritable emploi au-delà des jobs d’étudiants, et elle ne supporte plus de réclamer de l’argent à sa mère. “J’avais fini mes études et j’étais très motivée pour travailler. Mais il y a de la discrimination. Il m’était très difficile de trouver un emploi qui correspondait à mon diplôme, en d’autres termes, de faire ce que j’avais appris à l’école.” Condamnée aux petits boulots, Panha se résout finalement à rentrer au pays. Grâce à sa formation en cinéma, elle a trouvé un poste intéressant comme documentaliste. Quelques mois après son retour, elle dit ne pas encore regretter la France. Elle a retrouvé ses amis, ses plats préférés et un travail qui lui correspond. “Mais vous savez, à Paris, je pouvais me promener librement. Ici je ne peux rien faire, je suis retournée à une vie d’obéissance. C’est uniquement en ça que la France me manque.”
Chheang Bopha
La communauté cambodgienne de France
Le nombre de Cambodgiens vivant en France s’établissait en 1999 à 50 500 personnes selon l’Insee - dont 30 500 naturalisés Français - soit un dixième de la population immigrée d’origine asiatique (550 000). La diaspora cambodgienne est l’une des communautés asiatiques les plus importantes de France, derrière les Turcs (176 000) et les Viêtnamiens (72 300), mais devant les Laotiens (36 700) ou les immigrés de Chine populaire (30 400). La communauté chinoise prise au sens large demeure cependant nettement plus importante que ne le laissent penser ces chiffres, si l’on considère que 60% des quelque 145 000 immigrés de l’ancienne Indochine (Viêt-nam, Laos, Cambodge) arrivés en France entre 1975 et 1987 sont d’origine chinoise.
Pour cette raison il existe peu d’études officielles disponibles sur l’intégration de la diaspora cambodgienne : elle est soit considérée comme faisant partie du grand ensemble de la communauté de l’ex-Indochine, soit traitée sous l’angle de son appartenance à la communauté chinoise au sens large. Quelques statistiques du recensement de 1999 laissent cependant apparaître que les immigrés cambodgiens, à l’image des communautés asiatiques en général, sont plutôt bien intégrés. Une études sur les étrangers ayant obtenu la nationalité française par décret en 1999 montre que les Cambodgiens naturalisés cette année-là connaissaient un taux de chômage de 10%, bien inférieur aux 16% de la moyenne des immigrés ou de la diaspora laotienne. La communauté cambodgienne se distingue également par un fort taux d’activité (65%), porté en grande partie par le dynamisme de ses femmes, dont 58% travaillent comme ouvrières, un chiffre très supérieur à la moyenne des populations immigrées qui se caractérisent souvent par une importante inactivité féminine. Plus spectaculaire, la diaspora cambodgienne est celle qui connaît le plus grand déséquilibre en faveur des femmes face aux études : plus de 20% des immigrées cambodgiennes naturalisées en 1999 avaient suivi des études, contre seulement 11,8% des hommes.