“Je ne veux pas garder cet enfant.” Au milieu de la
marmaille qui s’agite autour de Ry Mom, ces mots qui claquent
ont quelque chose de terrible. Dans la moiteur de sa cabane aux
planches disjointes, où les odeurs de riz cuit se mêlent
aux effluves de la décharge proche, la chiffonnière,
âgée de 39 ans, voudrait bien faire un sort à
la vie qui grandit en elle. Survivre coûte déjà
trop. Etre mère encore plus.
Sur les 7 000 riels environ qu’elle peut espérer gagner
quotidiennement, Ry Mom met un billet de 1 000 de côté,
en prévision d’un accouchement dont elle ne veut pas.
Si elle le pouvait, bien sûr, elle avorterait. Mais c’est
impossible. “Je suis allée au dispensaire [de Stung
Meanchey] pour me renseigner, explique-t-elle. A un mois et demi,
c’est déjà 20 dollars. A deux mois et demi,
c’est 30. Pour payer, je dois emprunter à un voisin.
Mais pour dix dollars prêtés, il y a trois dollars
d’intérêt.”
Alors Ry Mom accouchera. Où? La question reste en suspens.
Bien sûr, la chiffonnière assure qu’elle se rendra
au dispensaire. Dans la pratique, il est probable qu’elle
fasse comme elle a toujours fait : accoucher dans son village natal,
aidée en cela par une sage-femme traditionnelle à
laquelle elle offrira plusieurs kilos de riz et quelques milliers
de riels, ou bien chez elle, pour quelques dollars, dit-elle, avec
tous les risques d’infections que comporte une délivrance
hors d’un milieu stérile.
Le cas de Ry Mom est loin d’être isolé au Cambodge
où le sort des mères et de leurs enfants demeure l’un
des plus dramatiques au monde. Selon un classement produit par l’ONG
Save The Children pour 2005, le royaume se placerait au 100e rang
sur 109 pays concernant la santé des mères et au 104e
concernant celle des enfants. Un triste bilan qui contraste avec
la situation des pays voisins, comme la Thaïlande ou le Viêt-nam,
classés respectivement 38e et 33e pour la santé des
mères, ou même comme le Laos, situé au 87e rang.
Dans la ligne de mire de Save The Children, la mortalité
maternelle, qui atteint des sommets au Cambodge. Evaluée
entre 590 et 650 décès pour 100 000 naissances selon
les études, elle démontre que devenir mère
est deux à trois fois plus dangereux que prendre le volant
sur les routes cambodgiennes, pourtant considérées
parmi les plus mortifères au monde (en 2004, 21 décès
pour 10 000 véhicules). L’Enquête démographique
et de santé (EDS), menée au Cambodge en 2000, avait
ajouté qu’environ une Cambodgienne sur cinq, âgée
de 15 à 49 ans et décédée dans les sept
années précédant l’EDS, avait été
la victime de complications d’une grossesse.
Autre statistique à l’origine du statut de dernier
de la classe du royaume en Asie du Sud-Est : le taux de mortalité
infantile. Selon l’EDS, sur 1 000 naissances, 95 bébés
meurent avant leur premier anniversaire (soit 86 décès
de plus que dans un pays comme la France). Plus d’un tiers
de ces décès surviendrait au cours du premier mois
de vie. Par ailleurs, 33 enfants sur 1 000 décèderaient
avant leur cinquième anniversaire. Au final : un petit Cambodgien
sur 8 succomberait avant d’atteindre l’âge de
cinq ans!
“Lorsque l’on sait que 64% de la population cambodgienne
se composent de mères et d’enfants, ces chiffres font
froid dans le dos, soupire Koum Kanal, directeur de l’hôpital
japonais qui, avec près de 7 000 accouchements par an, est
l’une des maternités les plus importantes de Phnom
Penh. Et pourtant, alors qu’un sidéen recevra une aide
de 8 à 10 dollars pour se soigner, un enfant ne recevra que
35 cents.”
Or les frais engagés lors d’une grossesse conditionnent
encore pour une large part le choix des femmes d’accoucher
à la maison plutôt que dans un centre de santé.
Face aux dépenses en termes de transport et de logement que
suppose un accouchement en zone rurale, les Cambodgiennes préfèrent
bien souvent appeler à leur chevet une personne aux qualifications
parfois incertaines. “Dans le royaume, explique le docteur
Koum Kanal, 89% des naissances ont lieu en dehors des installations
médicales.” C’est dans les régions de
Siem Reap, Oddar Meanchey et Prey Veng que l’on enregistrerait,
selon l’EDS, le taux le plus faible de naissances en environnement
médicalisé (2%). Dans toutes les autres, à
l’exception de Phnom Penh (71%), les naissances en milieu
médicalisé n’atteindraient que 14%, voire moins.
Un constat alarmant que pourrait pallier la présence, au
moment de la naissance, de personnel qualifié. Ce qui n’est
hélas que rarement le cas, 32% des accouchements seulement
se dérouleraient en présence de professionnels. Quant
aux soins prénatals, ils ne concerneraient que 55% des femmes
cambodgiennes. et seules deux futures mères sur
cinq les recevraient de personnel qualifié.Va Sophol, 39
ans, est de celles qui n’ont pas
été suivies de manière appropriée.
Alors qu’elle habitait Stung Streng, cette mère a fait
six fausses couches à cause de la malaria, mais aussi à
cause du traitement à la quinine conseillé par les
médecins. Comme nombre de ses concitoyennes, Va Sophol s’est
alors tournée vers la seule ressource alternative : le “kru”
(guérisseur) du village. “L’ancien m’a
dit que si je n’avais pas d’enfants, c’est parce
qu’ils ne voulaient pas rester dans mon ventre, se souvient
la femme, assise à côté du bât-flanc,
sous sa maison, où elle a accouché six de ses sept
enfants. Il m’a conseillé de porter à la taille
des talismans enroulés autour d’une ficelle.”
Le rite marche tant et si bien qu’elle doit l’abandonner
après quatre grossesses.
Eduquer pour mieux soigner
L’anecdote ferait sourire si elle n’était pas
symptomatique de la difficulté, pour la population, de couper
avec des traditions parfois en contradiction la plus totale avec
les normes sanitaires. Chez Nyemo, ONG créée en 1998
pour améliorer la qualité de vie des femmes et des
enfants, une partie du programme d’éducation sexuelle
est consacrée aux dangers des croyances traditionnelles.
Une obligation, estime Pen Kong Kea, l’une des deux sages-femmes
de l’organisation qui assiste entre 40 et 50 femmes : “Il
y a certaines superstitions qui ne posent pas de problèmes,
comme la croix sur le front du nourrisson, explique-t-elle. Cela
devient plus préoccupant lorsqu’après l’accouchement,
les mères mettent de la terre ou des nids d’insectes
réduits en poudre sur le cordon ombilical, au risque d’être
infecté par le tétanos. Ou lorsqu’elles apposent
du menthol sur la fontanelle mal calcifiée de leur enfant.”
“Nos messages de prévention ne touchent pas facilement
la population peu lettrée, résume Koum Kanal. Comment
voulez-vous promouvoir l’allaitement maternel quand les femmes
préfèrent se fier aux produits de substitution qui
sortent chaque mois sur le marché?”
Pour le directeur de l’hôpital japonais, un brin provocateur,
la solution est claire : “De nouvelles routes, de nouvelles
écoles, c’est de ça dont nous avons besoin pour
améliorer la santé des mères et des enfants.”
Si l’amélioration des transports permettrait une meilleure
accessibilité aux structures de santé, l’éducation
semble la réponse à bien des écueils qui handicapent
la situation sanitaire des femmes et des enfants.
Selon l’EDS, les femmes ayant reçu au moins une éducation
secondaire ont plus de chances de bénéficier de l’aide
de professionnels de la santé que les femmes non éduquées
(66% contre 19%). De même, les premières sont davantage
susceptibles d’utiliser des méthodes contraceptives
modernes (23%) que les secondes (16%). “Tous les problèmes
sont décuplés chez les populations pauvres et illettrées,
résume Pen Kong Kea. Et il y en a beaucoup en province. L’analphabétisme
[qui touche quatre femmes sur dix au Cambodge, selon Save The Children]
les handicape pour se rendre dans un hôpital, comme il nous
empêche de sensibiliser convenablement les femmes sur l’importance
de la contraception et de la nutrition.” “De ce fait,
ajoute Koum Kanal, les dispositifs contraceptifs sont très
mal acceptés. Alors que les pilules ont le dosage minimal,
30 milligrammes, les femmes les abandonnent dès qu’elles
souffrent de maux de tête. Quand elles ne les jettent pas
parce qu’elles ont peur que les pilules s’accumulent
dans leur ventre. Elles ne veulent pas non plus des dispositifs
intra-utérins parce qu’elles disent ne pas pouvoir
travailler avec.” Quant au préservatif, il serait très
difficile à faire admettre aux hommes. Conséquence
: le Cambodge demeure le pays où le taux d’utilisation
des moyens de contraceptions chez les femmes mariées est
le plus faible de toute l’Asie (24%, un record seulement battu
par le Yemen avec 21%), sachant qu’un enfant né moins
de deux ans après son aîné est presque trois
fois plus susceptible de mourir pendant son premier mois d’existence.
Va Sophol, dont quatre enfants sur sept travaillent à la
décharge de Stung Meanchey, n’a jamais utilisé
le moindre contraceptif. Après cinq grossesses rapprochées,
elle n’était plus en capacité d’allaiter
: “Je dois maintenant emprunter pour acheter des boîtes
de lait qui coûtent 13 200 riels l’unité”,
dit-elle. Son garçon d’un an et demi fait les frais
de l’absence de planning familial : sa mère ne le nourrit
que de riz et de thé, alors qu’il se rétablit
à peine d’une tuberculose.
Un exemple qui fait bondir Koum Kanal pour qui la malnutrition
des enfants, couplée avec l’anémie dont souffrent
66% des femmes enceintes, provoque le sacrifice d’une génération
entière. “Les conséquences du manque de micronutriments
sont désastreuses, souligne le directeur de l’hôpital
japonais. Des carences en vitamine A peuvent entraîner la
cécité. Des déficiences en iode, des goîtres
et la réduction du QI de 13,5 points. Quant au manque de
fer, il réduit de 9 points le QI. Et je ne parle pas des
problèmes de croissance qui touchent 45% des enfants de moins
de cinq ans et toucheront la génération suivante,
les petites femmes donnant naissance à de petits nourrissons.
C’est un cercle vicieux.”
Même si nombre d’ONG, comme Nyemo, distribuent des
comprimés de fer ou d’iode, le manque d’accès
aux structures de santé et de prévention voue à
l’échec tout projet d’améliorer la situation
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sanitaire des mères et de leurs enfants. Pour résoudre
cette défaillance, le ministère de la Santé
projetterait d’embaucher 1 500 sages-femmes supplémentaires
d’ici 2007. Une illusion, selon les analystes, qui estiment
que le salaire d’une sage-femme est insuffisant pour attirer
les postulantes. “A l’heure actuelle, note Koum Kanal,
il y a un centre de santé pour dix villages, soit 8 pour
10 000 habitants. Or, sur les 940 centres au Cambodge, 280 n’ont
plus de sages-femmes. Pourquoi? Parce qu’elles ne sont pas
assez payées et qu’elles ne sont pas considérées
socialement. Les sages-femmes sont seulement ‘diplômées’
après trois ans d’études, alors qu’un
informaticien sera ‘bachelor’ après deux ans.
Est-ce normal?” L’une des solutions envisagées
est de former des sages-femmes “primaires”, en 18 mois.
Si cela permettrait certainement de gonfler les effectifs, pas sûr
que cela redore le blason, et la feuille de paie, des sages-femmes.
Une feuille de paie qui s’élève, selon le barème
du ministère, à 21 dollars pour chacune des 87 sages-femmes
de l’hôpital japonais. Une obole heureusement compensée
dans le centre phnompenhois par le versement de 49% des frais d’accouchements
deux fois par mois et par les primes de nuit de garde. Au final,
les sages-femmes de l’hôpital japonais peuvent gagner
un peu plus de cent dollars, bien loin des salaires malingres pratiqués
dans la grande majorité des centres de santé. “En
dessous de 200 dollars par mois, estime Ou Sarœun, chef sage-femme
à l’hôpital japonais, n’espérez
pas que les candidates se bousculent pour ce travail. Actuellement,
comment voulez-vous les obliger à respecter les horaires
quand elles doivent rentrer pour s’occuper de leurs enfants?”
De même, les maigres émoluments jouent en faveur de
la corruption rampante contre laquelle Ou Sarœun lutte sans
conviction en affichant dans le couloir un panneau qui déclare
qu’“il est interdit de donner de l’argent aux
sages-femmes”. “Ce sont les femmes enceintes qui proposent
en général”, se dédouane Ou Sarœun.
Une langue de bois qui cadre mal avec la réalité.
Il n’est pas rare en effet que les sages-femmes elles-mêmes
demandent aux patientes pauvres quelques milliers de riels pour
une consultation pré-natale normalement gratuite, voire 5
000 riels pour couper le cordon ombilical lors de l’accouchement.
Une mobilisation progressive
Seule lueur d’espoir dans ce tableau bien sombre : une prise
de conscience progressive du challenge imposé à la
société cambodgienne. En avril, le docteur Koum Kanal
proposait à l’Organisation mondiale de la Santé
et à l’Unicef de décréter le royaume
pays prioritaire, sur la base d’un programme intitulé
Early Childhood Care and Development (Développement et soin
de la petite enfance ou ECCD). Les objectifs de l’ECCD visent
à améliorer la croissance de tous les enfants, leur
participation, de la naissance jusqu’à l’entrée
à l’école, à tous les services de prévention
et de soins, et à lutter contre l’illettrisme. Dans
le même temps, le ministère de la Santé doit
chercher de nouveaux financements pour orienter sa politique sur
les enfants de moins de deux ans et les femmes enceintes, en relation
avec les différents programmes existants et en collaboration
avec le ministère de l’Education de la Jeunesse et
des Sports, sous la coordination du Conseil national cambodgien
pour les enfants (CNCC).
“Pour atteindre ces objectifs, la population rurale sera
particulièrement ciblée, analyse Koum Kanal. Quatre
visites prénatales, des distributions de tablettes de fer,
de vitamine A ou d’iode, du conseil en nutrition, de la formation
auprès du personnel, de la prévention : voilà
de quoi nous avons besoin.” Et d’argent, bien sûr.
Le gouvernement souhaiterait, selon le directeur de l’hôpital
japonais, accroître les ressources à destination de
la santé de 20% : soit 1% du Produit national brut. Là
encore, face à l’ampleur de la tâche, le Cambodge
met-il vraiment les moyens à la mesure de ses ambitions?
Textes et photos : Julien Lécuyer
Survivre à la naissance : une question de croyances
“Naître au Cambodge est plus difficile que mourir”,
a-t-on coutume d’entendre. A en juger par le nombre de croyances
qui entourent la naissance, nul doute que la femme et son enfant
sont l’objet de toutes les attentions, mais aussi de tous
les dangers. Selon les croyances cambodgiennes donc, la femme enceinte
devra suivre les conseils de cette liste, loin d’être
exhaustive :
1. Ne pas s’asseoir les jambes tendues (par terre) ou les
jambes pendantes (sur une chaise), car l’enfant pourrait prendre
la même position et rendre l’accouchement difficile.
2. Ne pas rester ou s’asseoir à la jonction entre
la porte et l’escalier, ou sous le chambranle de la porte.
La porte représentant l’orifice vaginal et l’escalier
la descente ou la chute, l’enfant pourrait chuter ou rester
dans le vagin lors de l’accouchement.
3. Ne pas finir son repas après son mari, même si
l’on a encore faim. Il vaut mieux manger plusieurs fois que
manger longtemps, au risque de voir la grossesse se prolonger.
4. Ne pas prendre de douche ni manger de dessert la nuit, pour
ne pas faire grossir le fœtus.
5. Ne pas manger de potage, l’enfant pourrait avoir une vilaine
peau.
6. Ne pas participer à des funérailles.
7. Ne pas regarder les personnes handicapées surtout physiques.
8. Ne pas manger d’escargots. L’enfant à naître
pourrait beaucoup baver.
9. Ne pas manger de bananes ou d’autres fruits géminés,
afin d’éviter la naissance de jumeaux.
10. Consommer des œufs d’oies lors de la grossesse peut
accroître l’intelligence de l’enfant.
11. Lors d’une éclipse solaire ou lunaire, il faut
veiller la femme durant son sommeil. Si elle ne veut pas que son
enfant naisse handicapé mental, du fait qu’il a été
enjambé par Reahou (le démon de l’éclipse
lunaire), il faut qu’elle mette du bétel ou un objet
en métal sur son ventre. Ceux-ci servent à prévenir
l’enfant.
12. Ne pas passer trop près d’une pirogue de course
qui, normalement, est abritée dans une pagode. Car celle-ci
est gardée par un esprit féminin qui pourrait transmettre
à la femme une énergie hostile et provoquer une fausse
couche. La femme doit donc contourner la pagode par l’arrière,
afin que l’esprit lui tourne le dos.
13. Ne pas prénommer son enfant trop tôt, car si un
esprit est attiré par le prénom, le nourrisson ne
sera pas capable de se défendre. De même, ne pas donner
à son enfant le prénom, trop puissant, d’une
personne importante.
14. Ne pas jeter le cordon ombilical n’importe où.
Le nourrisson aura des problèmes de peau. Il faut l’enterrer
dans un endroit secret, avec du sel.
15. Boire l’urine du mari permet à la femme de retrouver
sa beauté après l’accouchement.
16. Si le nourrisson attrape la rougeole, sa mère doit lui
faire boire le sang des menstruations.
JL
Un grand merci à Lim Vanny, étudiante en médecine,
qui a recueilli les 12 premières croyances, et à l’ONG
Nyemo pour les deux dernières.
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