Travailleurs immigrés en Thaïlande Pas d’argent
dans les filets mais le sida
Jour après jour, l’ombre de l’imposante voisine
vient narguer la frêle paillote sur pilotis. A 35 ans, Neth
Srey s’imagine dans une maison qui la hisserait parmi les
notables du village de Tnoat Tret (province de Prey Veng). Assise
devant sa masure, la jeune femme attend, plongée dans ses
doux rêves de respectabilité, le retour de son mari.
Une fois de plus, celui-ci est parti en Thaïlande. Là,
il parvient toujours à trouver de l’embauche sur un
chalutier. De longues semaines de labeur harassant qui lui permettent
de rapporter quelques économies à la maison. Mais
la dernière fois, les 100 000 bahts (2 500 dollars) mis ainsi
de côté ont été engloutis en un éclair
dans le remboursement des dettes contractées avant et pendant
son absence. Pire, Neth Srey craint d’avoir été
contaminée par une maladie sexuellement transmissible. “A
défaut d’argent, c’est ça qu’il
ramène maintenant à la maison!”
Neth Srey sait que son conjoint, au cours de ses longs exils, fréquente
des prostituées. “Il m’assure qu’il porte
systématiquement un préservatif et il me dit de ne
pas me tracasser avec cette maladie, le sida”, raconte la
jeune femme. Reste que lorsque son époux est de retour dans
ses pénates et insiste pour avoir des rapports non-protégés
avec elle, Neth Srey est peu rassurée. “Avant d’aller
à l’étranger, mon mari n’était
pas un habitué des bordels. Maintenant, j’ai peur…”
Tous les ports à travers le monde abritent des quartiers
où les marins, après des semaines de mer, savent qu’ils
trouveront un réconfort féminin. Kun Pœuk, dans
la province thaïlandaise de Rayong, à 180 kilomètres
au sud-est de Bangkok, ne fait pas exception. Au bout du port, une
interminable enfilade de karaokés et de maisons de passe.
Une musique assourdissante s’échappe de chacun des
établissements. Sur le pas des portes, des filles maquillées
à outrance racolent le passant. Les équipages de marins-pêcheurs,
fraîchement débarqués, ne se font pas longtemps
prier. Ils n’attendent même pas la tombée de
la nuit pour davantage de discrétion. Il est vrai qu’ils
ne craignent guère le regard des autres, la plupart venant
de loin, très loin… du Cambodge.
Au milieu de la cacophonie de la rue, une mélodie khmère
s’échappe. Six hommes, déjà passablement
éméchés, sont attablés, se passant le
micro et taquinant à tour de rôle une des employées.
Phan, petit et maigre, a quitté les siens il y a dix ans.
Il avait alors 24 ans. Il a abandonné son épouse et
ses quatre enfants. “Je n’ai pas assez d’argent
pour rentrer, affirme-t-il. J’aurais trop honte, alors je
reste ici…” Une honte qui ne semble toutefois pas suffisamment
l’étouffer et de l’argent qui ne semble pas assez
lui manquer lorsqu’il s’agit de s’adonner aux
plaisirs de Kun Pœuk. Phan reconnaît d’ailleurs
volontiers dépenser 500 bahts (12,5 dollars) dans une soirée
de karaoké. “Et puis, lorsque nous sommes assez saouls,
on poursuit notre route vers Song Phinorng…” Ce quartier,
à deux pas de là, est exclusivement dédié
à la prostitution.
Pornchay Pachmak, employé du Center for Aids Right (CAR),
relève que le rythme de travail imposé aux marins-pêcheurs,
qui plus est lorsqu’ils sont étrangers et qu’ils
se trouvent en situation irrégulière sur le territoire
thaïlandais, est harassant. De retour sur la terre ferme, pour
tenter d’oublier leur fatigue, ils dilapident en un éclair
de temps une partie de l’argent difficilement gagné.
“Beaucoup deviennent accros, tels des toxicomanes, constate
Pornchay Pachmak. Certains, même, se sont endettés
pour fréquenter ces lieux. Ils viennent de villages où
il n’y avait rien et eux étaient sans le sou. Puis,
brutalement, ils gagnent des sommes qui leur paraissent considérables
et découvrent des villes où tout est tentation. Ce
n’est pas dur d’imaginer que beaucoup sombrent…”
Dans le quartier “chaud” de Song Phinorng, Phan ne
porte pas toujours de préservatif. “Ça dépend,
avoue-t-il avec franchise. Si je ne suis pas trop saoul, j’en
utilise parfois deux parce qu’alors j’ai peur d’attraper
le sida. Mais lorsque j’ai un peu trop abusé de l’alcool,
je ne sais plus très bien si j’en porte ou pas.”
Meas, son collègue, fait nettement plus vieux que ses 40
ans. Les traits tirés, il souffre de démangeaisons.
La faute à des conditions de travail insoutenables ou à
ses fréquentations nocturnes? Meas ne tranche pas mais reconnaît
ne jamais se protéger lors de ses rapports avec des prostituées.
“Je ne choisis que les plus belles et celles en parfaite santé,
se convainc-t-il. Je dépense 400 bahts [10 dollars] pour
une fille. Ce n’est pas une somme négligeable; alors
pour cet argent, je peux exiger de ne pas porter de préservatif!”
Phet, 25 ans, ne le comptera pas parmi ses clients. La jeune fille,
un tatouage de soleil sur le bras gauche, refuse tout rapport non
protégé, même s’il y a beaucoup d’argent
à la clé. Après plusieurs années de
sensibilisation, l’utilisation de préservatifs est
devenue quasi systématique dans les milieux de la prostitution
en Thaïlande. Phet a remarqué que les Cambodgiens sont
plus réticents que les Thaïlandais à se protéger
: “Ils sont persuadés que les filles thaïlandaises,
blanche de peau et apparemment en bonne santé, ne peuvent
les contaminer.” Phet dit se méfier doublement de ceux
qui présentent des problèmes dermatologiques et dit
éconduire tous ceux qui refusent de porter un préservatif.
“Mais si moi je les renvoie, ils trouvent en général
dans cette même maison une autre fille qui accepte.”
Toujours à Song Phinorng, un proxénète, met
toutefois au défi quiconque de convaincre une de ses prostituées
d’avoir des rapports sexuels non protégés.
Reste qu’une étude conduite en 2002 par le ministère
de la Santé dans neuf provinces thaïlandaises, dont
celle de Rayong, a établi que de 12 à 30% des prostituées
étaient séropositives. Les plus hauts taux de contamination
ont été constatés dans les régions maritimes,
là où la plupart des immigrés cambodgiens sont
concentrés, selon Kanitha Tantaphan, du département
du plan du ministère de la Santé. Mais le statut de
clandestin de ces travailleurs empêche les pouvoirs publics
d’évaluer l’ampleur des contaminations parmi
ces populations immigrées. Or, insiste Som Sak, directeur
du CAR à Rayong, celles-ci constituent un moteur essentiel
de l’expansion de l’épidémie, tant dans
les cercles de la prostitution que dans leur propre famille.
Loin de Rayong, dans le village de Ksaok Tbong dans la province
de Prey Veng, Khun Nak, une mère de 4 enfants, connaît
la dramatique réalité que décrivent ces propos
d’experts. Son mari est mort il y a deux ans des suites du
sida. “Tant qu’il était en forme, il est resté
en Thaïlande où il travaillait sur des bateaux. Il n’est
revenu qu’une fois que sa santé a commencé à
décliner. Il n’avait plus que la peau sur les os et
est revenu mourir sur sa terre natale.” Ces quelques mois
d’agonie ont ruiné la famille. Nak a vendu les bœufs
et tout ce qui avait un peu de valeur. Elle croule désormais
sous les dettes et peine à assumer son rôle de chef
de famille. D’autant qu’elle est hantée par l’idée
d’avoir été elle-même infectée.
Faute d’argent, elle n’a toujours pas fait de test.
Le doute a été dissipé dans la maison voisine.
Si incertitude il y a, ce n’est plus sur la séropositivité
des deux parents mais seulement sur l’heure à laquelle
la mort viendra les chercher. Mao Phon a contracté la maladie
il y a six ans, sans doute, lui aussi, lors d’une virée
nocturne après un séjour en mer. La nouvelle s’est
vite sue dans le village et la famille a été rejetée.
Mao Phon a bien essayé une fois d’obtenir un traitement
à Phnom Penh. “Mais on lui a dit qu’il y avait
plusieurs jours d’attente, raconte Son Phal, son épouse.
Comme il n’avait pas l’argent pour rester dans la capitale,
il est revenu à la maison.”
Au regard de la détresse de ces couples jeunes, laissant
bientôt des fratries d’orphelins, l’insouciance
des pêcheurs fréquentant les maisons de passe peut
paraître scandaleuse. Mais leur inconscience est généralement
le fait de leur ignorance. “Quand on leur explique les dangers
du sida et sa fulgurance, certains me rétorquent qu’ils
vont mourir de toutes façons, alors que ce soit de ça
ou d’autre chose, peu leur importe”, explique désabusé
Som Sak à Rayong. Son organisation a distribué gratuitement
2 000 préservatifs aux pêcheurs cambodgiens. “Ils
nous promettent de les utiliser mais allez savoir…”
A l’échelle de la Thaïlande, le CAR s’est
engagé dans des actions de prévention auprès
des populations immigrées. Supatra Nacapew, directrice de
cette ONG, indique que des traitements antirétroviraux sont
même administrés aux séropositifs. “Mais
une fois qu’ils sont rentrés chez eux, ils n’ont
plus le droit à rien…, s’inquiète la directrice.
Nous bataillons actuellement pour corriger cette situation et faisons
pression pour que les gouvernements thaïlandais et cambodgien
prennent des mesures empêchant que des traitements soient
interrompus.”
Je vais rencontrer les gens de CAR à Rayong ou BKK car nous
sommes complémentaires. Si cela te dit... note de G~
En attendant, l’hécatombe à Prey Veng, une
des provinces qui fournit un des plus gros contingents de travailleurs
immigrés en Thaïlande, se poursuit. Aucune statistique
officielle n’est disponible mais l’organisation Prom
Denn a mené un recensement dans cinq districts. Elle a dénombré
131 décès des suites du sida, dont 37 personnes ayant
travaillé en Thaïlande, et s’échine à
sensibiliser les villageois, en agissant notamment sur les femmes
pour qu’elles refusent des rapports non protégés.
Neth Srey n’a pas eu cette chance et, maintenant, elle regrette
de n’avoir pas su trouver les arguments pour empêcher
son mari de repartir en Thaïlande. “On aurait dû
lancer un petit commerce, tout modeste… regrette-t-elle, à
l’ombre de sa cabane. J’aurais dû lui dire qu’il
était préférable de vivre au jour le jour chez
nous plutôt que de tenter le diable en Thaïlande et d’y
risquer sa vie.” Dans le port thaïlandais, beaucoup ressassent
aussi cette idée et sont gagnés par le mal du pays.
Mais les images des rizières asséchées et de
bouches criant famine demeurent malgré tout plus fortes et
continueront de jeter des hordes de miséreux sur des routes
qui, veulent-ils croire, les mèneront à la richesse
mais qui, le plus souvent, les conduiront à leur perte.
Chheang Bopha
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