Monira : assurer l’avenir de ses enfants avant qu’il
ne soit trop tard
la voir filtrer des litres et des litres de graisse de porc fondue,
personne ne soupçonnerait Monira d’être souffrante.
Physiquement, elle ne l’est pas en effet. Dans sa tête
en revanche, les sentiments et les humeurs se bousculent : depuis
sept ans, Monira se sait infectée par le virus d’immunodéficience
humaine (VIH), le virus responsable du sida. Les antirétroviraux
aident son organisme à ne pas s’affaiblir. L’idée
fixe de mettre ses enfants sur de bons rails avant de quitter ce
monde constitue la raison d’être de son combat.
Monira se démène donc jour après jour dans
la graisse de porc pour faire vivre ses trois fils, âgés
de 9 à 15 ans, et surtout les scolariser. Leur existence
est modeste comme en témoigne leur minuscule maison, située
à deux pas du Bœung Tumpun. S’y entassent également
les parents du mari emporté par le sida en 1998 qui, après
le décès de leur fils, ont continué de veiller
sur leur belle-fille et leurs petits-enfants. “Mais je ne
dépends que de moi-même, confie cependant Monira. Ils
sont tous pauvres et nombreux.”
Tout a basculé quand elle a gagné la capitale, en
1993, où elle était venue rejoindre son époux.
Jusqu’alors, sa vie n’avait d’autre horizon que
celui des rizières de Srè Ambel, dans la province
de Koh Kong. Elle s’en serait bien contentée. Son mari
aussi d’ailleurs. Mais voilà, la terre ne suffisait
pas à nourrir ce foyer qui s’agrandissait. Son époux
a accepté un poste de militaire à Prek Egn, non loin
de Phnom Penh, et y a fait venir le reste de sa famille. La solde
de militaire et les revenus tirés de la graisse de porc subvenaient
à leurs besoins et à leur bonheur pendant les trois
premières années. “C’est vrai qu’il
sortait de temps en temps avec ses collègues mais rentrait
toujours à la maison. Je suis sûre qu’il n’est
pas allé avec des filles de nuit à ce moment-là.
Non, c’est après, entre 1996 et 1997, lorsqu’il
a été affecté aux transports d’armes
à Koh Kong. Il lui arrivait de rester plusieurs jours là-bas
et c’est à partir de là qu’il a commencé
à avoir des problèmes de santé.”
Les consultations médicales se succèdent au rythme
des poussées de fièvre et des coliques. On redoute
le pire. On n’ose en parler mais un test sanguin est réalisé.
“Le médecin nous a alors assurés qu’il
n’avait pas le VIH mais une maladie très grave du foie
qui ne lui laissait pas plus d’un an à vivre.”
Cinq mois après le diagnostic erroné, une nouvelle
crise se déclenche et un nouveau test est réalisé.
Plus de doute. “Le docteur a reconnu qu’il s’était
trompé la première fois mais nous a priés de
ne pas l’ébruiter pour ne pas ruiner sa réputation.
Nous n’avons pas eu le temps d’y penser : trois jours
après, mon mari mourait dans des douleurs insoutenables au
foie. Il n’avait même pas eu le temps de maigrir ou
d’avoir des problèmes de peau, les symptômes
des malades du sida. Jusqu’à son dernier souffle, je
lui ai caché sa vraie maladie et il est parti sans savoir.”
Mais pas sans contaminer son épouse.
Quelques jours après le décès de son mari,
Monira rassemble son courage pour subir à son tour un test.
Au moment de franchir les portes de l’hôpital, elle
est assaillie par le pressentiment qu’elle n’a pu être
épargnée. “En perdant mon mari, j’ai eu
l’impression d’être tout à coup toute seule
au monde. En apprenant que j’étais contaminée,
c’était encore pire… Tout s’écroulait
autour de moi.” Heureusement, l’image de ses enfants
encore tout petits lui donne la force de se battre.
Elle se confie à ses beaux-parents mais attend pour en parler
à sa propre mère restée à Koh Kong.
Les voisins apprennent également sa séropositivité
mais, étrangement, ne la rejettent pas. Au contraire, ils
l’a prennent en pitié, l’invitent à se
promener et à déjeuner. “Même mes clients
les plus fidèles, lorsque je ne peux pas travailler pour
une raison ou une autre, m’offrent du riz”, raconte
celle qui approvisionne le marché de Chbar Ampeuv. Ses premiers
problèmes de santé datent de 2002. Ses forces la quittent.
“J’étais obligée de m’aliter plusieurs
jours durant. J’avais beau me faire gratter ou poser des ventouses
chaque jour, parfois deux fois par jour, rien n’y faisait.”
En septembre 2003, les douleurs deviennent insupportables. Monira
croit sa dernière heure venue. “J’étais
brûlante, toussais sans arrêt et ne pouvais rien avaler,
même pas de l’eau. Tout le monde autour de moi était
persuadé que j’agonisais. Mes enfants en pleurs me
massaient les pieds. Un bonze récitait des prières
pour m’accompagner dans mon autre vie.” Monira est hospitalisée
d’urgence où elle est mise sous assistance respiratoire
pendant six jours, puis transférée au centre des tuberculeux
de l’hôpital Preah Sihanouk. Une miraculée. “Il
m’a fallu quatre mois pour être sur pieds.” A
l’hôpital, son dossier est accepté : elle fera
partie des bénéficiaires d’un traitement d’antirétroviraux.
Aujourd’hui, elle a retrouvé son énergie et
sa combativité. Son commerce d’huile a repris. Pourtant,
Monira se croit toujours en sursis : “Avant de mourir, je
veux juste économiser assez d’argent pour le laisser
à mes enfants, pour qu’ils puissent aller au bout de
leurs études…”
Ung Chansophea
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