10 ans de progrès vers la paix et la sécurité
Il n’est qu’à jeter un coup d’œil
sur les mises en garde adressées aux routards dans n’importe
quel guide touristique pour se rendre compte que le Cambodge jouit,
encore aujourd’hui, d’une réputation peu flatteuse
au chapitre de la sécurité. Pourtant, le simple souvenir
de ce qu’était la vie au Cambodge au lendemain du départ
de l’Apronuc en 1993 et pendant une grande partie des années
90 suffit à mesurer le chemin parcouru depuis 10 ans. Embuscades
khmères rouges, racket et risques d’enlèvements
ont peu à peu laissé la place à une criminalité
“ordinaire” à mesure que la situation du pays
se normalisait.
Il y a près de dix ans, le 26 juillet 1994, une cinquantaine
de Khmers rouges attaquent un train faisant route vers Sihanoukville
et enlèvent trois touristes occidentaux, ainsi que trois
Viêtnamiens et des passagers cambodgiens. Le Français
Jean-Michel Braquet, l’Australien David Wilson et l’Anglais
Mark Slater seront retenus en otage plusieurs mois sur le Phnom
Voar, près de Kampot, avant d’être abattus en
novembre (lire ci-contre). Loin d’être un acte isolé
au début des années 90, cet épisode dramatique
est resté comme un symbole de l’insécurité
et de la confusion qui perduraient dans le royaume au lendemain
du départ de l’Apronuc, la mission des Nations unies
chargée de “maintenir” une paix pourtant déjà
fortement compromise et de mener les Cambodgiens vers la démocratie.
Le refus des Khmers rouges d’appliquer les clauses militaires
des accords de Paris de 1991, qui prévoyaient le désarmement
à 70% des quatre factions en présence pour constituer
une armée régulière avec les 30% restants,
plonge en effet de nombreuses régions du Cambodge dans une
situation de conflit larvé pendant la première moitié
des années 90. En 1994, ils contrôlent environ 20%
du territoire sur lesquels vivent près d’un demi-million
de civils, et comptent une dizaine de milliers de combattants.
Mais si les Khmers rouges sont systématiquement montrés
du doigt comme les principaux fauteurs de trouble, l’extrême
confusion qui régnait alors dans le pays était également
imputable aux incertitudes de la situation politique et aux agissements
de l’armée régulière elle-même.
Check-points sauvages, trafics en tous genres, corruption... les
forces gouvernementales, un empilement hétérogène
de trois factions rivales péniblement contrôlé
par un exécutif non moins hétérogène,
avait également son rôle dans l’impression d’anarchie
ambiante. Cette armée pléthorique - estimée
à 156 000 hommes en 1999, à comparer aux 120 000 hommes
de l’armée de terre française - sous-payée
(autour de 12 dollars par mois) et désœuvrée,
omniprésente à travers le pays, renforçait
la fébrilité ambiante et la sensation que le pays
tout entier était une zone militaire.
“Là où il y a de la forêt,
il y a des Khmers rouges”
Pour les Occidentaux arrivés dans le royaume au début
des années 90 - et qui sont rares à ne pas faire l’aveu
d’une certaine nostalgie pour cette époque incertaine
- l’atmosphère qui régnait alors se résume
en quelques mots clés : check-points, lance-roquettes, risque
d’enlèvement, banditisme, kalachnikov, zones d’imbrication,
Khmers rouges... Si la vie à Phnom Penh et dans la plupart
des villes demeurait relativement sûre (lire en dernière
page), l’accès à de nombreuses provinces, où
la population continuait de payer le prix d’une guerre qui
durait depuis le début des années 70, était
vigoureusement déconseillé. Le proverbe khmer “Mien
prey, mien Khmer krohom” (Là où il y a de la
forêt, il y a des Khmers rouges) était érigé
en véritable consigne de sécurité, la guérilla
tenant la plupart des zones montagneuses tandis que l’armée
régulière contrôlait à peu près
les plaines (un rapport de force qui n’était plus forcément
valable une fois la nuit tombée).
Outre les zones de combats dans les régions de l’Ouest,
du Nord-Ouest et de toute la zone s’étendant au nord
de Kompong Thom (avant l’ouverture de la route de Siem Reap
en 1996, il fallait passer par Battambang pour contourner les bastions
khmers rouges), la situation demeure des plus confuses dans les
zones dites d’“imbrication”, où guérilla
et armée régulière cohabitent en bonne intelligence
et se livrent à tous les trafics quand elles ne s’affrontent
pas. Après le départ des Viêtnamiens, les Khmers
rouges ont réactivé des poches de guérilla,
dites “taches de léopard”, dans des zones censées
avoir été nettoyées comme Sihanoukville, Kompong
Thom, Kompong Speu ou encore Kompong Chnang. Des barrages sauvages
tenus par l’une ou l’autre des deux armées -
généralement affublées des mêmes uniformes
et des mêmes armes - surgissent ainsi sur toutes les routes
du pays. Pour se rendre à Oudong, pas moins de 20 “cash
points”, comme certains les ont rebaptisés, rackettent
les véhicules, une dizaine sur la route de Kompong Cham et
au moins autant, selon les périodes, sur celle de Sihanoukville.
“Des mecs bourrés, en slip,
une kalach dans les bras”
C’était l’époque où les travailleurs
des rizières, encore peu habitués à la présence
d’expatriés, voyaient passer, interloqués, des
armadas rugissantes de 4x4 bardés d’antennes radio
surdimensionnées plantées dans leur capot. Toute excursion
à plus de 30 km de la capitale se faisait en effet en convoi,
et les ONG placées sous la tutelle de l’Onu devaient
obligatoirement signaler leur position toutes les demi-heures à
Phnom Penh par radio Codan. L’ambassade de France tenait à
jour un tracé des routes - rouges ou vertes, ces dernières
se comptant sur les doigts de la main - à l’attention
de ses ressortissants. Kampot, Kratié, Kompong Speu, Pursat,
Siem Reap ou encore Battambang sont ainsi jusqu’en 1996 des
régions où il ne fait guère bon se promener
en short et en sandales. Quant aux régions de l’ouest
du pays où sont acculées les dernières divisions
khmères rouges, elles ont longtemps été classées
en Phase 3 (relocalisation des personnes avec début de phase
d’évacuation) sur l’échelle de risque
de l’Onu, avant que l’ensemble du territoire ne soit
reclassé en Phase 1, dite phase de précaution, en
1997.
Trois types de danger guettaient alors ceux qui prenaient la route
: tomber sur un nid de Khmers rouges (sans doute le sort le moins
enviable), se faire tirer dessus à l’un des innombrables
check-points de l’armée régulière (guère
plus sûr) ou se faire détrousser par des bandits de
grand chemin, soldats démobilisés ou Khmers rouges
en mal de liquidités. A partir de 1996, le phénomène
du banditisme se développe en effet de façon inversement
proportionnelle au danger militaire, nombre de Khmers rouges ou
de soldats démobilisés n’ayant plus guère
d’autres moyens de subsistance que de perpétuer, de
façon moins solennelle certes, la tradition très lucrative
des check-points.
Médecins du monde (MDM), une des premières ONG en
activité dans le pays, devait ainsi, et ce jusqu’en
1994, passer par le Viêt-nam pour rejoindre son bureau du
Mondolkiri afin d’éviter les mauvaises rencontres.
“L’ambiance était floue et instable, se souvient
Pierre-Régis Martin, son directeur. En 1995, on a cessé
de passer par le Viêt-nam, mais on prenait une escorte militaire
entre le km101 et le km110 (Snoul-Kao Se Mak) pour prévenir
les attaques de Khmers rouges. On prenait les militaires à
Snoul et ils nous escortaient en Jeep. Une fois, ça aurait
pu très mal tourner. On avait le gouverneur du Mondolkiri
à bord, et les Khmers rouges étaient très excités.
Ils voulaient le tuer. Ca s’est finalement réglé
avec des dons de médicaments et du vin.”
Règle d’or des départs en province : éviter
la nuit. Le chapitre “Sécurité” du Petit
Futé de 1996 est sur ce point on ne peut plus clair : “Certaines
zones étant contrôlées le jour par les gouvernementaux
et rendues dangereuses la nuit par les Khmers rouges qui descendent
des collines, on prévoira toujours très large pour
les temps de trajet. Voir la nuit tomber lorsque vous êtes
à côté d’un véhicule en panne tout
en sachant que la route sur laquelle vous vous trouvez devient potentiellement
dangereuse à partir de 18h peut s’avérer assez
angoissant.”
A l’inverse, un départ trop matinal pouvait vous exposer
à certains désagréments. “Tous les villages
étaient littéralement fermés la nuit, se souvient
ainsi Benito, fondateur de l’ONG Krousar Thmey. Les villageois
fermaient la route en posant un barrage de bambou sur la chaussée
qu’ils minaient. Personne ne roulait la nuit, il fallait attendre
le matin qu’ils déminent.” Les alentours des
ponts, gardés par les militaires, étaient également
minés par les forces gouvernementales afin de prévenir
tout acte de sabotage. “On n’allait pas pisser n’importe
où aux abords d’un pont”, résume-t-il.
“A tous les ponts il y avait des check-points. Des mecs bourrés,
en slip, une kalach dans les bras, raconte Pierre-Yves Clay, arrivé
avec l’Untac et auteur, entre autres, du Petit Futé.
Je leur parlais français pour les désarçonner.
Si tu parlais khmer, tu te plaçais en position d’infériorité.
Mieux valait ne rien comprendre.”
En khmer ou en français, l’octroi d’un petit
complément de solde s’avérait la plupart du
temps nécessaire. “Je me souviens d’un trajet
en convoi vers Battambang, raconte Didier, aujourd’hui patron
du restaurant l’Atmosphère. On était dans le
dernier pick-up, le plus économique car on se prenait toute
la poussière des véhicules de tête. Soudain,
à quelques dizaines de mètres, on voit un mec en uniforme
braquer son lance-roquettes vers le taxi qui nous précédait.
En nous entendant arriver, le type rabaisse son arme. Nous, on a
aussitôt mis la main à la poche.”
Le transport par voies fluviales, où sévissaient
des pirates d’eau douce, pouvait se révéler
tout aussi aventureux. “A cette époque, on faisait
des vaccinations dans les villages flottants, se souvient Pierre-Régis
Martin. Une fois, nous nous sommes fait accoster par une barque
à moteur avec une mitraillette à la proue. C’était
assez chaud dans le Tonlé Sap et sur le Mékong au-dessus
de Kratié. Il y avait pas mal de pirates”.
Siem Reap, l’oasis touristique
Loin de la relative sécurité observée dans
les grandes villes du pays et des précautions entourant la
vie des expats, ce sont les paysans qui continuent de payer le plus
lourd tribut à l’insécurité ambiante.
Meurtres, enlèvements, racket, destruction d’infrastructures,
champs de mines... les Cambodgiens des campagnes sont toujours les
premières victimes de l’enlisement d’un conflit
qui dure depuis près de 20 ans. Adoptant une véritable
politique de la terre brûlée, les Khmers rouges, qui
ne sont plus à une contradiction près puisqu’ils
rackettent la population après avoir un temps aboli l’argent,
s’attaquent à ce qui était censé constituer
leur principal appui : la paysannerie. Si les exactions de la guérilla
n’ont jamais réellement cessé, elles se multiplient
après le départ de l’Apronuc en septembre 1993,
notamment dans la province de Siem Reap où les villageois
sont tour à tour rançonnés, exécutés
réquisitionnés pour des travaux forcés. La
cité des temples, qui accueille déjà en 1994
pas moins de 178 000 visiteurs, constitue ainsi un véritable
oasis de paix, une enclave touristique, un périmètre
de sécurité dans une région en proie à
de violents tourments. Une situation qui conduira nombre d’observateurs
à juger que si l’Onu a rempli l’une de ses deux
missions - la tenue d’un scrutin démocratique en 1993
- elle aura profondément échoué à rétablir
la paix.
Un reportage du journal Le Mékong de juillet 1995 décrit
la réalité de la situation aux portes de la cité
des temples : “Du district de Chi Kreng à celui de
Sot Nukum et enfin, ces derniers temps, à Banteay Srey, Angkor
Thom et Angkor Chum, au nord du site archéologique, les Khmers
rouges incendient les maisons et posent des mines antipersonnel,
formant ainsi, petit à petit, une sorte de ‘no man’s
land’ en plein centre de la province pendant que la ville
accueille annuellement des milliers de visiteurs”.
En décembre 1994, toujours selon le Mékong, plus
de 300 villageois de la province de Siem Reap ont été
capturés afin d’être exploités pour le
transport d’armes, de munitions et la construction de routes.
“Effrayés par ces attaques, 7 000 villageois auraient
fui du nord vers la région du Tonlé Sap”, rapporte
le mensuel. Un mois auparavant, le 8 novembre, dans le district
de Kulen, à environ 30 km du site d’Angkor, 35 personnes
étaient enlevées et une trentaine de maisons brûlées.
Toujours le 8 novembre, “le même sort était réservé
à 139 habitants d’un village de la province de Kompong
Speu, à 90 km à l’ouest de Phnom Penh. Dans
ce secteur, lors de la fête du Katen, le 12 novembre, les
Khmers rouges ont occupé une pagode, tuant 17 personnes et
en blessant 33”. Enfin, rapporte, toujours dans sa même
édition, le Mékong, la guérilla a massacré,
selon le témoignage d’un survivant, 27 Thaïlandais
travaillant dans des concessions forestières en territoire
khmer rouge sur les 33 qu’elle avait enlevés le 17
novembre dans la province de Preah Vihear.
Ce n’est qu’à partir des événements
de 1997 et surtout après les élections de 1998, à
la faveur des principaux ralliements khmers rouges et d’une
certaine “clarification” du partage des responsabilités
à la tête du pays, que les conditions de sécurité
ont réellement commencé à se normaliser. C’est
à compter de cette date que le PPC assoit son emprise sur
l’ensemble du pays et restaure un début d’autorité
en éliminant la menace khmère rouge et les dissenssions
au sein de l’armée gouvernementale. Démantèlement
des milices villageoises, disparition des check-points sauvages,
opérations de ramassage des armes et lancement du processus
de démobilisation en 1999 qui aboutit à une véritable
homogénéisation des Forces armées royales du
Cambodge (Farc). Après plus de 20 ans de guerre, le Cambodge
entre à la fin des années 90 dans une phase d’insécurité
“normale”, plus urbaine, davantage motivée par
les inégalités croissantes au sein de la population
que par les idéologies et les luttes de pouvoir qui ont régi
son destin pendant toute la fin du XXe siècle.
Soren Seelow
L’affaire des otages
En embarquant le 26 juillet 1994 à bord du tortillard qui
traverse le sud du Cambodge, trois touristes occidentaux - Jean-Michel
braquet, 27 ans, Mark Slater, 28 ans et David Wilson, 29 ans - savent
que le chemin qui les mène à Sihanoukville est périlleux.
La voie ferrée frôle des territoires que ne contrôlent
pas les forces gouvernementales et une Américaine a été
enlevée peu de temps auparavant, avant d’être
libérée contre une maigre rançon.
Soudain, à l’approche d’un poste de contrôle
dans la province de Kampot, une explosion secoue le wagon. Des hommes
surgissent du talus. S’ensuit une brève bataille, qui
fera 13 morts. Les assaillants repartent avec des otages, dont les
trois routards occidentaux. Ces derniers, bientôt séparés
des autres passagers, se retrouvent prisonniers sur le massif du
Phnom Voar. Le 31 juillet, les ravisseurs exigent d’abord
une rançon (750 000 francs), avant de formuler des exigences
plus politiques, notamment l’arrêt de l’aide occidentale
au gouvernement. Les trois compagnons d’infortune deviennent
l’enjeu de tractations politico-diplomatiques qui les dépassent.
On les reverra dans une cassette-vidéo envoyée par
les ravisseurs demandant l’arrêt des bombardements de
l’armée gouvernementale dans la province. Ce recours
au chantage aurait été encouragé par Pol Pot
lui-même, qui aurait écrit en août 1994 qu’il
était “important d’utiliser les otages comme
une arme militaire et diplomatique pour faire peur aux gouvernements
étrangers”.
Trois mois après l’attaque du train, les familles
des otages apprennent de la bouche même de Hun Sen, alors
second Premier ministre, que les trois Occidentaux ont été
exécutés. Cette épisode laissera un goût
amer à de nombreux observateurs qui estiment que les rivalités
à la tête de l’exécutif cambodgien ont
scellé le sort des otages.
Nuon Paet, chef militaire du Phnom Voar, et Sam Bith, responsable
militaire de la zone Sud-Ouest, ont été condamnés
à la réclusion à perpétuité.
Chouk Rin, organisateur de l’attaque, condamné à
la même peine en première instance, est toujours en
liberté dans l’attente de son jugement devant la Cour
suprême. SoS
“Otages libérés... et nouveaux otages”
“Après 41 jours de captivité, trois otages
détenus dans la province de Kampot ont finalement été
relâchés, le 11 mai. Melissa Himes, une Américaine
de 24 ans, et deux Cambodgiens, Pok Bak et Von Yee, travaillant
pour l’organisation humanitaire catholique Food for the Hungry
International avaient été enlevés le 30 avril.
Ils se rendaient alors dans un village pour négocier, avec
des Khmers rouges, la récupération d’un camion
volé. Leur libération a coûté trois tonnes
de riz, cent sacs de ciment, cent plaques de tôle, des médicaments
et mille cinq cents boîtes de poisson.
On était toujours sans nouvelles, fin mai, de deux Britanniques
et d’une Australienne, enlevés le 11 avril à
cent kilomètres de Sihanoukville, sur la route de Phnom Penh.
Enfin, Michael Baran, un Belge de 31 ans, travaillant pour le Cesap
(Conseil économique et social pour l’Asie-Pacifique)
et sa jeune compagne, Nathalie Roobaert, sont portés disparus
depuis le 22 mai. Ils auraient été enlevés
sur le site archéologique de Preah Vihear, occupé
par les Khmers rouges”.
Article du Mékong de l’édition de juin 1994
Un dimanche à la campagne...
chez les Khmers rouges
En ce dimanche matin de l’année 1996, Pierre-Yves
Catry, un champion de cross, part en compagnie de sept amis (deux
Français et cinq Cambodgiens) pour une balade à moto
du côté d’Oudong. “Notre idée était
de faire une boucle en quittant la RN5 peu après Oudong pour
rejoindre Phnom Penh par Kompong Speu, se souvient ce Français
né au Cambodge en 1968. Mais la piste qui menait vers le
mont Oural se finissait en cul-de-sac dans un petit village. Aussi
a-t-on entrepris de faire demi-tour. Ce qu’on n’avait
pas prévu, c’est que c’était un village
où venaient se ravitailler les Khmers rouges du coin”.
Alors qu’ils s’apprêtent à revenir sur
leurs pas aux alentours de midi, les motards se retrouvent nez à
nez avec un homme armé en uniforme kaki qui leur barre la
route. “Mes amis cambodgiens ont tout de suite compris qu’il
s’agissait d’un Khmer rouge. L’homme a sorti sa
radio, et une quinzaine de ses compagnons d’armes ont surgi
de la forêt. Leur chef était furieux, très énervé
qu’on ait osé pénétrer dans sa zone.
Il a braqué un revolver sur la tempe de l’un d’entre
nous, puis nous a attaché les mains dans le dos et nous a
fait nous allonger sur la piste. J’ai cru qu’ils allaient
nous tuer aussitôt.”
En réalité, le chef khmer rouge semble bien plus
intéressé par les dividendes qu’il imagine tirer
d’une telle prise. Il décide d’envoyer un des
motards à Phnom Penh réclamer une rançon d’un
million de dollars pour le lendemain 10h. “Je me suis dit
qu’on n’était pas sorti d’affaire. Comment
trouver un million de dollars en une demi-journée?”
Pendant que leur ami fait la tournée des ministères
à la recherche d’un responsable prêt à
croire son histoire, les six otages ont droit à une petite
promenade de trois-quarts d’heure à travers la forêt.
“Nous sommes finalement arrivés dans un petit camp
de fortune qui consistait en quelques hamacs tendus à travers
les arbres. Le chef est monté dans un arbre établir
une liaison radio avec son supérieur vraisemblablement installé
près de la frontière”, se souvient Pierre-Yves
Catry. Les six motards l’ignorent encore, mais la chance est
avec eux. Le responsable contacté par radio était
précisément en train de négocier depuis quelques
semaines la reddition de sa division. “Mais le chef du groupe
n’était visiblement pas au courant des tractations
en cours et se voyait bien avec un million de dollars en poche.”
Il est 14h30. Ravisseurs et otages entreprennent de rentrer au
village pour manger. “On a porté leurs sacs sur tout
le trajet tant ils étaient faibles et malades”, se
souvient l’heureux rescapé. Visiblement peu enclin
à libérer ses otages “peut-être pour ne
pas perdre la face”, le chef refuse de relâcher les
motards avant l’expiration de l’ultimatum. “On
a passé la nuit avec eux, dans une maison en bois. On pensait
vraiment qu’on allait y passer, car on ne voyait pas notre
ami revenir le lendemain avec un million en poche.”
A 10h le lendemain matin, toujours aucune nouvelle du messager.
Mais le chef a visiblement une nouvelle idée en tête.
Il s’intéresse tout à coup aux prouesses acrobatiques
que Pierre-Yves Catry lui avoue être capable d’exécuter
guidon en main. “Très intrigué, il me demande
de faire une démonstration autour de la pagode.” Le
pilote enchaîne les tours de pagode et les sauts, sous l’œil
et les injonctions du chef, manifestement rengorgé de pouvoir
offrir un tel spectacle aux villageois.
Tout à coup, le spectacle s’interrompt. Le groupe
est dirigé sans explications vers l’endroit précis
où ils avaient été enlevés la veille.
“Maintenant vous êtes libres”, leur dit-on. Les
six hommes sautent sur leurs motos et filent vers Phnom Penh à
toute allure. “Cette libération est le signe que les
choses commencent à changer dans le pays”, avait confié
Pierre-Yves Catry à Cambodge Soir à l’époque
des faits. C’était en effet la première fois
depuis 1994 et l’exécution tragique de trois touristes
occidentaux (lire en page 14) que des otages se tiraient à
si bon compte d’une telle situation. SoS
Quand Phnom Penh a chassé ses fantômes
Une ville de western à l’atmosphère surréaliste,
balayée par la poussière durant la journée,
obscure et déserte sitôt la nuit tombée, vivant
au rythme des coups de feu quotidiens annonçant tantôt
la pluie, tantôt un incendie ou encore un règlement
de compte... Le Phnom Penh du début des années 90
était une cité traumatisée, en reconstruction,
un immense chantier traversé de câbles électriques
où l’on réapprenait doucement à vivre.
Un grand bourg envahi de ruines où des troupeaux de vaches
paissent paisiblement sur le boulevard Sihanouk à côté
d’hommes armés jusqu’aux dents. Une ville où
la prudence devient la règle dès la tombée
du jour.
“La population avait instauré d’elle-même
un couvre-feu de facto vers 19h, se souvient Christian Guth, formateur
de la police judiciaire de 1994 à 1998. Sitôt la nuit
tombée, les gens se terraient chez eux. On ne croisait guère
que quelques expats rentrant à moto du Martini [l’un
des seuls bar de l’époque] vers 22h. Les signes les
plus visibles de l’insécurité, c’est qu’il
n’y avait aucun éclairage public [en 1995, EDC produisait
péniblement le tiers des besoins en électricité
de la ville]. Phnom Penh était plongée dans l’obscurité
et seuls quelques commerces sortant de la pénombre pour se
protéger des voleurs éclairaient les rues la nuit.
On avait l’impression de circuler dans un désert. Des
agents de la circulation aux forces d’intervention, tous les
dépositaires de l’ordre public portaient des armes
de guerre, des kalach ou des lance-roquettes type B40 ou RPG 71”.
Tous les grands axes sont alors encombrés de barrages qui
prélèvent des droits de passage sur les véhicules.
“En général, ils te braquaient avant de discuter.
Mieux valait avoir toujours 20 dols sur soi et ne pas offrir trop
de résistance”, se souvient Pierre-Régis Martin,
directeur de MDM. “Et puis il y avait les braquages. A cette
époque, tu ne t’arrêtais pas devant ton portail
en attendant tranquillement que quelqu’un l’ouvre. Tu
restais en première dans le sens de la rue, prêt à
démarrer”.
Phnom Penh en pleine reconstruction porte alors encore les stigmates
des Khmers rouges, dont le souvenir à vif génère
toute sorte de fantasmes. “Les Khmers étaient très
parano, se souvient Pierre-Régis Martin. Des rumeurs circulaient
comme quoi Hun Sen envoyait des gens dans des camps. Mais ça
ne déteignait pas trop sur nous. Bien sûr, il y avait
quelques règles à respecter, mais nous continuions
de sortir. Il y avait cette atmosphère de ville morte où
tout est possible et rien à la fois. Il n’y avait rien
de tangible, rien sur quoi se reposer. Certains pétaient
les plombs”. François Gerles, jeune journaliste tout
fraîchement débarqué à Phnom Penh, se
souvient avoir lui-même succombé à la fébrilité
alimentée par la rumeur qui régnait alors dans la
ville. “Le 17 avril 1995, très peu de temps après
mon arrivée au Cambodge, courait la rumeur que les Khmers
rouges préparaient un coup pour le 20e anniversaire de leur
entrée dans Phnom Penh. J’étais tout seul chez
moi, ce soir-là. Tout à coup, j’entends des
rafales dans la rue. Je me jette au sol et rampe jusqu’à
la fenêtre pour voir ce qui se passait. En réalité,
les coups de feu annonçaient les premières pluies
de l’année”.
Comme dans l’ensemble du pays, c’est au lendemain des
élections de 1998 que Phnom Penh renaît véritablement
à la vie, qu’une activité nocturne et une société
de loisirs commencent à se développer. C’est
à cette date que l’éclairage public fait son
apparition dans les rues et que les quais du Bassac, jusque-là
envahis par les hangars, sont aménagés. Pour la première
fois, un afflux massif de provinciaux envahit la ville à
l’occasion de la fête des eaux. Les Phnompenhois s’aventurent
jusqu’au Tonlé Bati, ou partent en week-end à
Sihanoukville, pour le plaisir, en dehors des transhumances annuelles
des fêtes traditionnelles. Les premiers sites touristiques
comme le Kirirom font leur apparition, et la ville se met à
grouiller de l’agitation qu’on lui connaît aujourd’hui,
avec la prolifération des lieux de sortie et des cours particuliers.
Près de vingt-cinq ans après avoir été
vidée de ses habitants, et dix ans après le départ
des troupes viêtnamiennes, Phnom Penh renaît à
une vie normale, chassant peu à peu les fantômes qui
ont envahi les rues et les esprits au cours de vingt ans de guerre.
SoS
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