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Articles de presse

10 ans de progrès vers la paix et la sécurité

10 ans de progrès vers la paix et la sécurité

Il n’est qu’à jeter un coup d’œil sur les mises en garde adressées aux routards dans n’importe quel guide touristique pour se rendre compte que le Cambodge jouit, encore aujourd’hui, d’une réputation peu flatteuse au chapitre de la sécurité. Pourtant, le simple souvenir de ce qu’était la vie au Cambodge au lendemain du départ de l’Apronuc en 1993 et pendant une grande partie des années 90 suffit à mesurer le chemin parcouru depuis 10 ans. Embuscades khmères rouges, racket et risques d’enlèvements ont peu à peu laissé la place à une criminalité “ordinaire” à mesure que la situation du pays se normalisait.

Il y a près de dix ans, le 26 juillet 1994, une cinquantaine de Khmers rouges attaquent un train faisant route vers Sihanoukville et enlèvent trois touristes occidentaux, ainsi que trois Viêtnamiens et des passagers cambodgiens. Le Français Jean-Michel Braquet, l’Australien David Wilson et l’Anglais Mark Slater seront retenus en otage plusieurs mois sur le Phnom Voar, près de Kampot, avant d’être abattus en novembre (lire ci-contre). Loin d’être un acte isolé au début des années 90, cet épisode dramatique est resté comme un symbole de l’insécurité et de la confusion qui perduraient dans le royaume au lendemain du départ de l’Apronuc, la mission des Nations unies chargée de “maintenir” une paix pourtant déjà fortement compromise et de mener les Cambodgiens vers la démocratie.

Le refus des Khmers rouges d’appliquer les clauses militaires des accords de Paris de 1991, qui prévoyaient le désarmement à 70% des quatre factions en présence pour constituer une armée régulière avec les 30% restants, plonge en effet de nombreuses régions du Cambodge dans une situation de conflit larvé pendant la première moitié des années 90. En 1994, ils contrôlent environ 20% du territoire sur lesquels vivent près d’un demi-million de civils, et comptent une dizaine de milliers de combattants.

Mais si les Khmers rouges sont systématiquement montrés du doigt comme les principaux fauteurs de trouble, l’extrême confusion qui régnait alors dans le pays était également imputable aux incertitudes de la situation politique et aux agissements de l’armée régulière elle-même. Check-points sauvages, trafics en tous genres, corruption... les forces gouvernementales, un empilement hétérogène de trois factions rivales péniblement contrôlé par un exécutif non moins hétérogène, avait également son rôle dans l’impression d’anarchie ambiante. Cette armée pléthorique - estimée à 156 000 hommes en 1999, à comparer aux 120 000 hommes de l’armée de terre française - sous-payée (autour de 12 dollars par mois) et désœuvrée, omniprésente à travers le pays, renforçait la fébrilité ambiante et la sensation que le pays tout entier était une zone militaire.

“Là où il y a de la forêt,

il y a des Khmers rouges”

Pour les Occidentaux arrivés dans le royaume au début des années 90 - et qui sont rares à ne pas faire l’aveu d’une certaine nostalgie pour cette époque incertaine - l’atmosphère qui régnait alors se résume en quelques mots clés : check-points, lance-roquettes, risque d’enlèvement, banditisme, kalachnikov, zones d’imbrication, Khmers rouges... Si la vie à Phnom Penh et dans la plupart des villes demeurait relativement sûre (lire en dernière page), l’accès à de nombreuses provinces, où la population continuait de payer le prix d’une guerre qui durait depuis le début des années 70, était vigoureusement déconseillé. Le proverbe khmer “Mien prey, mien Khmer krohom” (Là où il y a de la forêt, il y a des Khmers rouges) était érigé en véritable consigne de sécurité, la guérilla tenant la plupart des zones montagneuses tandis que l’armée régulière contrôlait à peu près les plaines (un rapport de force qui n’était plus forcément valable une fois la nuit tombée).

Outre les zones de combats dans les régions de l’Ouest, du Nord-Ouest et de toute la zone s’étendant au nord de Kompong Thom (avant l’ouverture de la route de Siem Reap en 1996, il fallait passer par Battambang pour contourner les bastions khmers rouges), la situation demeure des plus confuses dans les zones dites d’“imbrication”, où guérilla et armée régulière cohabitent en bonne intelligence et se livrent à tous les trafics quand elles ne s’affrontent pas. Après le départ des Viêtnamiens, les Khmers rouges ont réactivé des poches de guérilla, dites “taches de léopard”, dans des zones censées avoir été nettoyées comme Sihanoukville, Kompong Thom, Kompong Speu ou encore Kompong Chnang. Des barrages sauvages tenus par l’une ou l’autre des deux armées - généralement affublées des mêmes uniformes et des mêmes armes - surgissent ainsi sur toutes les routes du pays. Pour se rendre à Oudong, pas moins de 20 “cash points”, comme certains les ont rebaptisés, rackettent les véhicules, une dizaine sur la route de Kompong Cham et au moins autant, selon les périodes, sur celle de Sihanoukville.

“Des mecs bourrés, en slip,

une kalach dans les bras”

C’était l’époque où les travailleurs des rizières, encore peu habitués à la présence d’expatriés, voyaient passer, interloqués, des armadas rugissantes de 4x4 bardés d’antennes radio surdimensionnées plantées dans leur capot. Toute excursion à plus de 30 km de la capitale se faisait en effet en convoi, et les ONG placées sous la tutelle de l’Onu devaient obligatoirement signaler leur position toutes les demi-heures à Phnom Penh par radio Codan. L’ambassade de France tenait à jour un tracé des routes - rouges ou vertes, ces dernières se comptant sur les doigts de la main - à l’attention de ses ressortissants. Kampot, Kratié, Kompong Speu, Pursat, Siem Reap ou encore Battambang sont ainsi jusqu’en 1996 des régions où il ne fait guère bon se promener en short et en sandales. Quant aux régions de l’ouest du pays où sont acculées les dernières divisions khmères rouges, elles ont longtemps été classées en Phase 3 (relocalisation des personnes avec début de phase d’évacuation) sur l’échelle de risque de l’Onu, avant que l’ensemble du territoire ne soit reclassé en Phase 1, dite phase de précaution, en 1997.

Trois types de danger guettaient alors ceux qui prenaient la route : tomber sur un nid de Khmers rouges (sans doute le sort le moins enviable), se faire tirer dessus à l’un des innombrables check-points de l’armée régulière (guère plus sûr) ou se faire détrousser par des bandits de grand chemin, soldats démobilisés ou Khmers rouges en mal de liquidités. A partir de 1996, le phénomène du banditisme se développe en effet de façon inversement proportionnelle au danger militaire, nombre de Khmers rouges ou de soldats démobilisés n’ayant plus guère d’autres moyens de subsistance que de perpétuer, de façon moins solennelle certes, la tradition très lucrative des check-points.

Médecins du monde (MDM), une des premières ONG en activité dans le pays, devait ainsi, et ce jusqu’en 1994, passer par le Viêt-nam pour rejoindre son bureau du Mondolkiri afin d’éviter les mauvaises rencontres. “L’ambiance était floue et instable, se souvient Pierre-Régis Martin, son directeur. En 1995, on a cessé de passer par le Viêt-nam, mais on prenait une escorte militaire entre le km101 et le km110 (Snoul-Kao Se Mak) pour prévenir les attaques de Khmers rouges. On prenait les militaires à Snoul et ils nous escortaient en Jeep. Une fois, ça aurait pu très mal tourner. On avait le gouverneur du Mondolkiri à bord, et les Khmers rouges étaient très excités. Ils voulaient le tuer. Ca s’est finalement réglé avec des dons de médicaments et du vin.”

Règle d’or des départs en province : éviter la nuit. Le chapitre “Sécurité” du Petit Futé de 1996 est sur ce point on ne peut plus clair : “Certaines zones étant contrôlées le jour par les gouvernementaux et rendues dangereuses la nuit par les Khmers rouges qui descendent des collines, on prévoira toujours très large pour les temps de trajet. Voir la nuit tomber lorsque vous êtes à côté d’un véhicule en panne tout en sachant que la route sur laquelle vous vous trouvez devient potentiellement dangereuse à partir de 18h peut s’avérer assez angoissant.”

A l’inverse, un départ trop matinal pouvait vous exposer à certains désagréments. “Tous les villages étaient littéralement fermés la nuit, se souvient ainsi Benito, fondateur de l’ONG Krousar Thmey. Les villageois fermaient la route en posant un barrage de bambou sur la chaussée qu’ils minaient. Personne ne roulait la nuit, il fallait attendre le matin qu’ils déminent.” Les alentours des ponts, gardés par les militaires, étaient également minés par les forces gouvernementales afin de prévenir tout acte de sabotage. “On n’allait pas pisser n’importe où aux abords d’un pont”, résume-t-il. “A tous les ponts il y avait des check-points. Des mecs bourrés, en slip, une kalach dans les bras, raconte Pierre-Yves Clay, arrivé avec l’Untac et auteur, entre autres, du Petit Futé. Je leur parlais français pour les désarçonner. Si tu parlais khmer, tu te plaçais en position d’infériorité. Mieux valait ne rien comprendre.”

En khmer ou en français, l’octroi d’un petit complément de solde s’avérait la plupart du temps nécessaire. “Je me souviens d’un trajet en convoi vers Battambang, raconte Didier, aujourd’hui patron du restaurant l’Atmosphère. On était dans le dernier pick-up, le plus économique car on se prenait toute la poussière des véhicules de tête. Soudain, à quelques dizaines de mètres, on voit un mec en uniforme braquer son lance-roquettes vers le taxi qui nous précédait. En nous entendant arriver, le type rabaisse son arme. Nous, on a aussitôt mis la main à la poche.”

Le transport par voies fluviales, où sévissaient des pirates d’eau douce, pouvait se révéler tout aussi aventureux. “A cette époque, on faisait des vaccinations dans les villages flottants, se souvient Pierre-Régis Martin. Une fois, nous nous sommes fait accoster par une barque à moteur avec une mitraillette à la proue. C’était assez chaud dans le Tonlé Sap et sur le Mékong au-dessus de Kratié. Il y avait pas mal de pirates”.

Siem Reap, l’oasis touristique

Loin de la relative sécurité observée dans les grandes villes du pays et des précautions entourant la vie des expats, ce sont les paysans qui continuent de payer le plus lourd tribut à l’insécurité ambiante. Meurtres, enlèvements, racket, destruction d’infrastructures, champs de mines... les Cambodgiens des campagnes sont toujours les premières victimes de l’enlisement d’un conflit qui dure depuis près de 20 ans. Adoptant une véritable politique de la terre brûlée, les Khmers rouges, qui ne sont plus à une contradiction près puisqu’ils rackettent la population après avoir un temps aboli l’argent, s’attaquent à ce qui était censé constituer leur principal appui : la paysannerie. Si les exactions de la guérilla n’ont jamais réellement cessé, elles se multiplient après le départ de l’Apronuc en septembre 1993, notamment dans la province de Siem Reap où les villageois sont tour à tour rançonnés, exécutés réquisitionnés pour des travaux forcés. La cité des temples, qui accueille déjà en 1994 pas moins de 178 000 visiteurs, constitue ainsi un véritable oasis de paix, une enclave touristique, un périmètre de sécurité dans une région en proie à de violents tourments. Une situation qui conduira nombre d’observateurs à juger que si l’Onu a rempli l’une de ses deux missions - la tenue d’un scrutin démocratique en 1993 - elle aura profondément échoué à rétablir la paix.

Un reportage du journal Le Mékong de juillet 1995 décrit la réalité de la situation aux portes de la cité des temples : “Du district de Chi Kreng à celui de Sot Nukum et enfin, ces derniers temps, à Banteay Srey, Angkor Thom et Angkor Chum, au nord du site archéologique, les Khmers rouges incendient les maisons et posent des mines antipersonnel, formant ainsi, petit à petit, une sorte de ‘no man’s land’ en plein centre de la province pendant que la ville accueille annuellement des milliers de visiteurs”.

En décembre 1994, toujours selon le Mékong, plus de 300 villageois de la province de Siem Reap ont été capturés afin d’être exploités pour le transport d’armes, de munitions et la construction de routes. “Effrayés par ces attaques, 7 000 villageois auraient fui du nord vers la région du Tonlé Sap”, rapporte le mensuel. Un mois auparavant, le 8 novembre, dans le district de Kulen, à environ 30 km du site d’Angkor, 35 personnes étaient enlevées et une trentaine de maisons brûlées. Toujours le 8 novembre, “le même sort était réservé à 139 habitants d’un village de la province de Kompong Speu, à 90 km à l’ouest de Phnom Penh. Dans ce secteur, lors de la fête du Katen, le 12 novembre, les Khmers rouges ont occupé une pagode, tuant 17 personnes et en blessant 33”. Enfin, rapporte, toujours dans sa même édition, le Mékong, la guérilla a massacré, selon le témoignage d’un survivant, 27 Thaïlandais travaillant dans des concessions forestières en territoire khmer rouge sur les 33 qu’elle avait enlevés le 17 novembre dans la province de Preah Vihear.

Ce n’est qu’à partir des événements de 1997 et surtout après les élections de 1998, à la faveur des principaux ralliements khmers rouges et d’une certaine “clarification” du partage des responsabilités à la tête du pays, que les conditions de sécurité ont réellement commencé à se normaliser. C’est à compter de cette date que le PPC assoit son emprise sur l’ensemble du pays et restaure un début d’autorité en éliminant la menace khmère rouge et les dissenssions au sein de l’armée gouvernementale. Démantèlement des milices villageoises, disparition des check-points sauvages, opérations de ramassage des armes et lancement du processus de démobilisation en 1999 qui aboutit à une véritable homogénéisation des Forces armées royales du Cambodge (Farc). Après plus de 20 ans de guerre, le Cambodge entre à la fin des années 90 dans une phase d’insécurité “normale”, plus urbaine, davantage motivée par les inégalités croissantes au sein de la population que par les idéologies et les luttes de pouvoir qui ont régi son destin pendant toute la fin du XXe siècle.

Soren Seelow

L’affaire des otages

En embarquant le 26 juillet 1994 à bord du tortillard qui traverse le sud du Cambodge, trois touristes occidentaux - Jean-Michel braquet, 27 ans, Mark Slater, 28 ans et David Wilson, 29 ans - savent que le chemin qui les mène à Sihanoukville est périlleux. La voie ferrée frôle des territoires que ne contrôlent pas les forces gouvernementales et une Américaine a été enlevée peu de temps auparavant, avant d’être libérée contre une maigre rançon.

Soudain, à l’approche d’un poste de contrôle dans la province de Kampot, une explosion secoue le wagon. Des hommes surgissent du talus. S’ensuit une brève bataille, qui fera 13 morts. Les assaillants repartent avec des otages, dont les trois routards occidentaux. Ces derniers, bientôt séparés des autres passagers, se retrouvent prisonniers sur le massif du Phnom Voar. Le 31 juillet, les ravisseurs exigent d’abord une rançon (750 000 francs), avant de formuler des exigences plus politiques, notamment l’arrêt de l’aide occidentale au gouvernement. Les trois compagnons d’infortune deviennent l’enjeu de tractations politico-diplomatiques qui les dépassent. On les reverra dans une cassette-vidéo envoyée par les ravisseurs demandant l’arrêt des bombardements de l’armée gouvernementale dans la province. Ce recours au chantage aurait été encouragé par Pol Pot lui-même, qui aurait écrit en août 1994 qu’il était “important d’utiliser les otages comme une arme militaire et diplomatique pour faire peur aux gouvernements étrangers”.

Trois mois après l’attaque du train, les familles des otages apprennent de la bouche même de Hun Sen, alors second Premier ministre, que les trois Occidentaux ont été exécutés. Cette épisode laissera un goût amer à de nombreux observateurs qui estiment que les rivalités à la tête de l’exécutif cambodgien ont scellé le sort des otages.

Nuon Paet, chef militaire du Phnom Voar, et Sam Bith, responsable militaire de la zone Sud-Ouest, ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. Chouk Rin, organisateur de l’attaque, condamné à la même peine en première instance, est toujours en liberté dans l’attente de son jugement devant la Cour suprême. SoS

“Otages libérés... et nouveaux otages”

“Après 41 jours de captivité, trois otages détenus dans la province de Kampot ont finalement été relâchés, le 11 mai. Melissa Himes, une Américaine de 24 ans, et deux Cambodgiens, Pok Bak et Von Yee, travaillant pour l’organisation humanitaire catholique Food for the Hungry International avaient été enlevés le 30 avril. Ils se rendaient alors dans un village pour négocier, avec des Khmers rouges, la récupération d’un camion volé. Leur libération a coûté trois tonnes de riz, cent sacs de ciment, cent plaques de tôle, des médicaments et mille cinq cents boîtes de poisson.

On était toujours sans nouvelles, fin mai, de deux Britanniques et d’une Australienne, enlevés le 11 avril à cent kilomètres de Sihanoukville, sur la route de Phnom Penh.

Enfin, Michael Baran, un Belge de 31 ans, travaillant pour le Cesap (Conseil économique et social pour l’Asie-Pacifique) et sa jeune compagne, Nathalie Roobaert, sont portés disparus depuis le 22 mai. Ils auraient été enlevés sur le site archéologique de Preah Vihear, occupé par les Khmers rouges”.

Article du Mékong de l’édition de juin 1994

Un dimanche à la campagne...

chez les Khmers rouges

En ce dimanche matin de l’année 1996, Pierre-Yves Catry, un champion de cross, part en compagnie de sept amis (deux Français et cinq Cambodgiens) pour une balade à moto du côté d’Oudong. “Notre idée était de faire une boucle en quittant la RN5 peu après Oudong pour rejoindre Phnom Penh par Kompong Speu, se souvient ce Français né au Cambodge en 1968. Mais la piste qui menait vers le mont Oural se finissait en cul-de-sac dans un petit village. Aussi a-t-on entrepris de faire demi-tour. Ce qu’on n’avait pas prévu, c’est que c’était un village où venaient se ravitailler les Khmers rouges du coin”.

Alors qu’ils s’apprêtent à revenir sur leurs pas aux alentours de midi, les motards se retrouvent nez à nez avec un homme armé en uniforme kaki qui leur barre la route. “Mes amis cambodgiens ont tout de suite compris qu’il s’agissait d’un Khmer rouge. L’homme a sorti sa radio, et une quinzaine de ses compagnons d’armes ont surgi de la forêt. Leur chef était furieux, très énervé qu’on ait osé pénétrer dans sa zone. Il a braqué un revolver sur la tempe de l’un d’entre nous, puis nous a attaché les mains dans le dos et nous a fait nous allonger sur la piste. J’ai cru qu’ils allaient nous tuer aussitôt.”

En réalité, le chef khmer rouge semble bien plus intéressé par les dividendes qu’il imagine tirer d’une telle prise. Il décide d’envoyer un des motards à Phnom Penh réclamer une rançon d’un million de dollars pour le lendemain 10h. “Je me suis dit qu’on n’était pas sorti d’affaire. Comment trouver un million de dollars en une demi-journée?” Pendant que leur ami fait la tournée des ministères à la recherche d’un responsable prêt à croire son histoire, les six otages ont droit à une petite promenade de trois-quarts d’heure à travers la forêt. “Nous sommes finalement arrivés dans un petit camp de fortune qui consistait en quelques hamacs tendus à travers les arbres. Le chef est monté dans un arbre établir une liaison radio avec son supérieur vraisemblablement installé près de la frontière”, se souvient Pierre-Yves Catry. Les six motards l’ignorent encore, mais la chance est avec eux. Le responsable contacté par radio était précisément en train de négocier depuis quelques semaines la reddition de sa division. “Mais le chef du groupe n’était visiblement pas au courant des tractations en cours et se voyait bien avec un million de dollars en poche.”

Il est 14h30. Ravisseurs et otages entreprennent de rentrer au village pour manger. “On a porté leurs sacs sur tout le trajet tant ils étaient faibles et malades”, se souvient l’heureux rescapé. Visiblement peu enclin à libérer ses otages “peut-être pour ne pas perdre la face”, le chef refuse de relâcher les motards avant l’expiration de l’ultimatum. “On a passé la nuit avec eux, dans une maison en bois. On pensait vraiment qu’on allait y passer, car on ne voyait pas notre ami revenir le lendemain avec un million en poche.”

A 10h le lendemain matin, toujours aucune nouvelle du messager. Mais le chef a visiblement une nouvelle idée en tête. Il s’intéresse tout à coup aux prouesses acrobatiques que Pierre-Yves Catry lui avoue être capable d’exécuter guidon en main. “Très intrigué, il me demande de faire une démonstration autour de la pagode.” Le pilote enchaîne les tours de pagode et les sauts, sous l’œil et les injonctions du chef, manifestement rengorgé de pouvoir offrir un tel spectacle aux villageois.

Tout à coup, le spectacle s’interrompt. Le groupe est dirigé sans explications vers l’endroit précis où ils avaient été enlevés la veille. “Maintenant vous êtes libres”, leur dit-on. Les six hommes sautent sur leurs motos et filent vers Phnom Penh à toute allure. “Cette libération est le signe que les choses commencent à changer dans le pays”, avait confié Pierre-Yves Catry à Cambodge Soir à l’époque des faits. C’était en effet la première fois depuis 1994 et l’exécution tragique de trois touristes occidentaux (lire en page 14) que des otages se tiraient à si bon compte d’une telle situation. SoS

Quand Phnom Penh a chassé ses fantômes

Une ville de western à l’atmosphère surréaliste, balayée par la poussière durant la journée, obscure et déserte sitôt la nuit tombée, vivant au rythme des coups de feu quotidiens annonçant tantôt la pluie, tantôt un incendie ou encore un règlement de compte... Le Phnom Penh du début des années 90 était une cité traumatisée, en reconstruction, un immense chantier traversé de câbles électriques où l’on réapprenait doucement à vivre. Un grand bourg envahi de ruines où des troupeaux de vaches paissent paisiblement sur le boulevard Sihanouk à côté d’hommes armés jusqu’aux dents. Une ville où la prudence devient la règle dès la tombée du jour.

“La population avait instauré d’elle-même un couvre-feu de facto vers 19h, se souvient Christian Guth, formateur de la police judiciaire de 1994 à 1998. Sitôt la nuit tombée, les gens se terraient chez eux. On ne croisait guère que quelques expats rentrant à moto du Martini [l’un des seuls bar de l’époque] vers 22h. Les signes les plus visibles de l’insécurité, c’est qu’il n’y avait aucun éclairage public [en 1995, EDC produisait péniblement le tiers des besoins en électricité de la ville]. Phnom Penh était plongée dans l’obscurité et seuls quelques commerces sortant de la pénombre pour se protéger des voleurs éclairaient les rues la nuit. On avait l’impression de circuler dans un désert. Des agents de la circulation aux forces d’intervention, tous les dépositaires de l’ordre public portaient des armes de guerre, des kalach ou des lance-roquettes type B40 ou RPG 71”.

Tous les grands axes sont alors encombrés de barrages qui prélèvent des droits de passage sur les véhicules. “En général, ils te braquaient avant de discuter. Mieux valait avoir toujours 20 dols sur soi et ne pas offrir trop de résistance”, se souvient Pierre-Régis Martin, directeur de MDM. “Et puis il y avait les braquages. A cette époque, tu ne t’arrêtais pas devant ton portail en attendant tranquillement que quelqu’un l’ouvre. Tu restais en première dans le sens de la rue, prêt à démarrer”.

Phnom Penh en pleine reconstruction porte alors encore les stigmates des Khmers rouges, dont le souvenir à vif génère toute sorte de fantasmes. “Les Khmers étaient très parano, se souvient Pierre-Régis Martin. Des rumeurs circulaient comme quoi Hun Sen envoyait des gens dans des camps. Mais ça ne déteignait pas trop sur nous. Bien sûr, il y avait quelques règles à respecter, mais nous continuions de sortir. Il y avait cette atmosphère de ville morte où tout est possible et rien à la fois. Il n’y avait rien de tangible, rien sur quoi se reposer. Certains pétaient les plombs”. François Gerles, jeune journaliste tout fraîchement débarqué à Phnom Penh, se souvient avoir lui-même succombé à la fébrilité alimentée par la rumeur qui régnait alors dans la ville. “Le 17 avril 1995, très peu de temps après mon arrivée au Cambodge, courait la rumeur que les Khmers rouges préparaient un coup pour le 20e anniversaire de leur entrée dans Phnom Penh. J’étais tout seul chez moi, ce soir-là. Tout à coup, j’entends des rafales dans la rue. Je me jette au sol et rampe jusqu’à la fenêtre pour voir ce qui se passait. En réalité, les coups de feu annonçaient les premières pluies de l’année”.

Comme dans l’ensemble du pays, c’est au lendemain des élections de 1998 que Phnom Penh renaît véritablement à la vie, qu’une activité nocturne et une société de loisirs commencent à se développer. C’est à cette date que l’éclairage public fait son apparition dans les rues et que les quais du Bassac, jusque-là envahis par les hangars, sont aménagés. Pour la première fois, un afflux massif de provinciaux envahit la ville à l’occasion de la fête des eaux. Les Phnompenhois s’aventurent jusqu’au Tonlé Bati, ou partent en week-end à Sihanoukville, pour le plaisir, en dehors des transhumances annuelles des fêtes traditionnelles. Les premiers sites touristiques comme le Kirirom font leur apparition, et la ville se met à grouiller de l’agitation qu’on lui connaît aujourd’hui, avec la prolifération des lieux de sortie et des cours particuliers. Près de vingt-cinq ans après avoir été vidée de ses habitants, et dix ans après le départ des troupes viêtnamiennes, Phnom Penh renaît à une vie normale, chassant peu à peu les fantômes qui ont envahi les rues et les esprits au cours de vingt ans de guerre. SoS





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