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Articles de presse

Les relations de certaines "ONG" et les pays qui les financent



Humanitaire

Les ONG, les donateurs
et le trafic d'êtres humains

Les relations entre les ONG et les organismes ou pays qui les financent -
nerf de la guerre humanitaire - ne sont pas exemptes d'ambiguïtés. Partagées
entre un travail de terrain souvent basé sur le volontariat et la nécessité
d'obtenir des fonds, les ONG doivent parfois se plier à la ligne politique
de leurs donateurs.
En l'an 2000, l'administration Bush lançait une croisade sans précédent
contre le trafic d'êtres humains, débloquant pour l'occasion d'importants
moyens financiers. Résultat de la nouvelle ligne politique américaine : l'
anti-trafficking est devenu le problème prioritaire du Cambodge, et nombre d
'ONG se sont soudain révélées spécialistes en la matière. Des financiers ou
des acteurs, qui décide réellement de l'urgence des problèmes d'un pays?

Déminage, développement rural, droits de l'Homme, pauvreté, "gender", sida,
observation électorale... Les ONG suivent-elles des modes? Depuis près d'un
an, le nombre d'organisations humanitaires s'impliquant dans la lutte contre
le trafic d'êtres humains, nouvelle priorité de plusieurs donateurs au
premier rang desquels les Etats-Unis, ne cesse de croître, suscitant la
suspicion de certaines de leurs consours lancées elles aussi dans une
difficile course aux financements. Il y a quelques semaines, Oxfam
Grande-Bretagne, une ONG spécialisée dans le développement rural et la lutte
contre la pauvreté, annonçait la création d'un fonds régional destiné à
financer des projets pilotes "anti-trafficking". Une initiative qui a fait
bondir Pierre Legros, directeur de l'Afesip, une ONG travaillant depuis 1997
sur la question : "Certaines ONG en ont assez de se sentir utilisées dans la
recherche de financements et d'être intégrées dans une stratégie marketing.
J'observe depuis septembre 2003 que des organisations internationales
spécialisées dans l'agriculture s'intéressent maintenant au trafic. Nous
savons que c'est un sujet très "sexy" qui peut rapporter des milliards de
dollars. Mais s'il vous plaît, ne dénaturez pas la lutte contre le trafic en
en faisant un objet marketing", avait-il écrit dans une réponse e-mailée à l
'ensemble des ONG du pays.
Joint par téléphone, Pierre Legros précisait sa pensée : "Beaucoup de
donateurs sont fatigués de financer des projets comme l'agriculture. Des ONG
se mettent donc aujourd'hui à l'anti-trafficking sans en avoir forcément les
compétences. Mais l'anti-trafficking ne consiste pas uniquement à
réhabiliter des victimes, cela nécessite de l'investigation, une structure,
des réseaux. On ne peut pas s'amuser dans ce champ miné qu'est le crime
organisé. Nous dérivons vers le business humanitaire. J'ai peur qu'à l'
avenir, la lutte contre le trafic d'êtres humains ne devienne le biberon des
ONG". Sans commenter le contentieux Afesip-Oxfam - et tout en se félicitant
des efforts accrus observés en matière de lutte contre le trafic d'êtres
humains - Mu Sochua, ministre des Affaires féminines, s'interroge à son
tour, au nom de l'efficacité, sur l'opportunité de multiplier les acteurs :
"Il ne faut pas que les organisations humanitaires s'intéressent à ce thème
[de l'anti-trafficking] à cause de l'argent. Il faut au contraire continuer
à financer les ONG qui travaillent déjà dans le trafic en collaboration avec
le ministère, car la coordination est un facteur essentiel. Si au lieu de
renforcer le réseau existant, on crée de nouvelles ONG, on perdra beaucoup
de temps", redoute la ministre.
Mike Bird, représentant d'Oxfam GB au Cambodge, défend de son côté la
stratégie de l'ONG et plaide pour une diversification du champ d'action
humanitaire : "L'inégalité entre hommes et femmes est un facteur essentiel
de la pauvreté. La prostitution est précisément un curseur qui détermine qui
est pauvre et qui ne l'est pas. A ce titre, la lutte contre le trafic d'
êtres humains rentre dans notre mission". Un grand écart qui fait sourire
nombre de responsables d'ONG. Si Ly Sophat, directrice de Friends, milite
également pour une diversification de l'action humanitaire, elle plaide
avant tout pour davantage de cohérence et de transparence. "Friends s'occupe
des enfants des rues, rappelle-t-elle. Mais nous faisons aussi de la
prévention sur le sida pour éviter que les 140 000 orphelins annoncés du VIH
se retrouvent à la rue, et nous nous occupons de migration, car 80% des
enfants des rues viennent de province. Tout ce qui empêche les enfants de
tomber dans les rues nous concerne." Cependant, reconnaît-elle, il n'est pas
toujours facile de faire entendre raison aux donateurs qui, bien que "loin
du terrain", ont "une idée très précise de ce qu'ils veulent". Parfois,
poursuit-elle, le vocabulaire importe davantage que le fond, et il suffit de
reformuler un projet en des termes plus en vogue pour obtenir un financement
qui avait tout d'abord été refusé.
Le ton fort peu diplomatique de la réponse du directeur de l'Afesip en a
contrarié plus d'un, mais une question était soulevée : dans quelle mesure
les priorités des pays donateurs déterminent-elles l'importance des sujets à
traiter? Autrement dit, sont-ce les fonds disponibles ou la réalité du
terrain qui révèlent l'urgence des problèmes d'un pays? La lecture du plan
stratégique du Département d'Etat et d'USAid, l'agence de coopération
américaine, est sur ce point éclairante : "Dans le cadre de sa mission de
protection des Etats-Unis, des citoyens américains et des intérêts
américains, le gouvernement américain lance une vigoureuse campagne contre
le trafic de drogue international et le crime organisé, particulièrement le
trafic d'êtres humains [...], [afin de] réduire l'impact du crime organisé
sur les Américains", est-il écrit dans ce document fixant les priorités de
la coopération américaine pour les années fiscales 2004-2009. En 2001, le
département d'Etat débloquait un fonds de 11 millions de dollars pour lutter
contre le trafic d'êtres humains à travers la planète, dont 250 000 dollars
pour la Cambodge. En 2002, la somme atteignait 27 millions, dont 3,3
millions pour le Cambodge, selon les chiffres fournis par l'ambassade
américaine.
Cette nouvelle politique s'inscrit dans le droit-fil de l'adoption par le
Congrès américain du Trafficking Protection Act en 2000 - acte fondateur de
la croisade de l'administration Bush contre le trafic d'êtres humains - qui
classait les pays du monde entier en fonction de la gravité de leur
situation. Le Cambodge, enregistré en 2002 dans la 3e catégorie - celle des
pays très problématiques sous la menace de sanctions - a été reclassé en 2e
catégorie en raison de sa bonne coopération avec Washington. "Quand un pays
de niveau 3 ne collabore pas, il ne reçoit plus d'argent des Etats-Unis",
explique Diane Post, directrice d'EWMI (East-West Management Institute), l'
organisation non-gouvernementale qui gère une grande partie des fonds d'
USAid destinés à l'anti-trafficking. "Mais le Cambodge veut maintenant faire
quelque chose. Ce qui se passe ici et dans de nombreux pays est le reflet de
ce qui se passe aux Etats-Unis, où il y a eu une prise de conscience".
Sans remettre en cause le besoin impérieux de lutter contre ce nouveau
"commerce d'esclaves du 21e siècle", pour reprendre une expression récemment
utilisée par le New York Times, Frédéric Thomas, directeur d'Aidé-Tous,
constate que, s'il arrive que le travail de terrain des ONG fasse parfois
remonter des réalités, "c'est la politique du pays émetteur qui détermine le
plus souvent les problèmes importants. Les modes sont parfois fonction du
travail des ONG, poursuit-il, mais dans un monde très politique, elles sont
aussi très politiques. Les donateurs ont leur ligne directrice. Certaines
ONG se tiennent à ce qu'elles font, d'autres changent. Nous-mêmes, nous nous
calquons sur ces lignes directrices, dans la mesure où celà correspond à
notre action".
Sous couvert d'anonymat, le directeur d'une ONG locale confirme cette
subordinnation de l'action humanitaire aux préoccupations - pas toujours
désintéressées - des donateurs : "Quand un gouvernement donne de l'argent, c
'est pour défendre ses intérêts. Il s'agit de résoudre les problèmes en
amont, avant qu'ils n'arrivent chez soi", analyse-t-il. "Quand un donateur
agite devant vous une liasse de billets pour un sujet donné, il est parfois
difficile de refuser, et cela peut pousser certaines ONG à être hors sujet,
poursuit-il. Mais quand on commence à courir après les fonds, on fait n'
importe quoi". Un responsable d'EWMI reconnaît, sous couvert d'anonymat, qu'
il s'agit bien là d'un effet pervers de la générosité américaine : "Mais
quelles que soient les dérives, ce sont les enfants [victimes de trafic] qui
comptent et doivent rester prioritaires. Ces abus, précise-t-il, sont d'
ailleurs un des points sur lesquels travaille le gouvernement américain".
En décembre 2003, l'administration Bush a en effet modifié la loi
anti-trafficking de décembre 2000 en faisant adopter par le Congrès de
nouvelles conditions à l'attribution des fonds d'USAID. Ces restrictions
demandent sans détour aux organisations humanitaires de se plier aux
orientations morales de la ligne politique de Washington : toute ONG
désirant recevoir des dons américains pour lutter contre le trafic d'êtres
humains devra désormais certifier par écrit qu'elle ne soutient en aucune
manière la prostitution. Tandis que certaines organisations travaillant avec
des prostituées en exercice se verront désormais exclues de l'aide
américaine, d'autres, redoutent certains, seront tentées d'adopter cette
charte morale pour continuer à survivre, sachant que la plupart des ONG
présentes au Cambodge reçoivent des fonds d'USAID. Censée restreindre l'
utilisation abusive de fonds américains, cette loi pourrait avoir pour effet
de favoriser la multiplication d'ONG - sinon religieuses, du moins proches
de l'administration Bush - luttant contre le trafic d'êtres humains.
En février 2003 déjà, de telles conditions avaient été posées aux ONG
luttant contre le sida. Il s'agissait alors de couper les vivres aux
organisations soutenant ou pratiquant l'avortement, quand l'un des soucis
majeurs sur le terrain consistait précisément à diminuer la mortalité liée à
cette opération. Afin de rendre plus efficace encore leur stratégie d'
instrumentalisation de l'"outil ONG", les Etats-Unis seraient en passe de
créer un nouveau fonds de financement anti-trafficking réservé aux ONG
religieuses en accord avec les orientations de l'administration Bush. Cette
"préférence confessionnelle" existe d'ores et déjà dans les faits, puisque
parmi les rares organisations humanitaires à bénéficier directement des
fonds américains sans passer par le filtre EWMI, figurent des ONG
chrétiennes comme International Justice Mission (IJM), qui a récemment fait
parler d'elle en faisant arrêter - et condamner - des proxénètes de Phnom
Penh. IJM s'apprête d'ailleurs à ouvrir un bureau au Cambodge en mars
prochain, après avoir été présentée comme un modèle aux yeux de l'opinion
publique américaine dans un reportage de NBC consacré à ses activités au
Cambodge.
Pour Mu Sochua, les restrictions budgétaires imposées par les Etats-Unis
sont fondées sur une position morale qui ne tient pas compte des besoins du
pays. "Les conditions américaines sont plus idéologiques qu'adaptées aux
réalités du Cambodge. Ce gouvernement est dirigé par une équipe républicaine
conservatrice qui impose ses vues morales", constate-t-elle avant d'élargir
sa réflexion : "D'une manière générale, il faudrait accorder davantage de
pouvoir de décision aux ONG au lieu d'imposer une quelconque ligne
politique"... même pavée des meilleures intentions.
"Depuis l'an 2000, les Américains montrent que quand il y a une réelle
volonté politique, les choses bougent, constate Pierre Legros. Mais l'argent
américain a une odeur américaine, il faut le savoir : les Etats-Unis peuvent
se permettre de donner des ordres. Il est normal pour tout gouvernement de
donner des fonds sous certaines contraintes. Les restrictions américaines
sont politiquement correctes, car en accord avec la politique interne de
Washington. On aime ou on n'aime pas, c'est comme ça. L'ONGisme, c'est bien,
mais à un moment, il faut se mettre à faire de la politique et ne plus se
contenter d'être utilisé par les politiques."
Soren Seelow


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