Cinéma
Holy Lola, la crise de l'adoption
Ce week-end s'achève la partie cambodgienne du tournage du dernier
film de
Bertrand Tavernier, Holy Lola, qui relate le parcours émotionnel et
administratif d'un couple d'adoptants aux prises avec leurs doutes
et l'
opacité du système. Pierre (Jacques Gamblin), médecin de campagne
dans un
petit village d'Auvergne, et Géraldine (Isabelle Carré), qui
travaille dans la papeterie familiale, apprennent un jour qu'ils ne peuvent avoir
d'enfant.
Après trois ans d'attente, ils obtiennent enfin de la MAI (Mission
de l'adoption internationale) la lettre d'agrément les autorisant à
adopter et
s'embarquent aussitôt pour un pays qu'il ne connaissent pas, le
Cambodge,
porteur de tous leurs espoirs. Holy Lola devrait sortir fin 2004.
"Ce ne sera pas les Dossiers de l'écran". Si les films de Bertrand
Tavernier, cinéaste de fiction et documentariste, subissent parfois
l'influence de sa double activité, sa dernière ouvre, tient-il à
rappeler, n'a
pas prétention à traiter de manière objective le thème de l'adoption.
"Le film suit le parcours émotionnel d'un couple", résume-t-il. Loin
d'être une
fiction-documentaire à la L-627 qui s'attaquerait de front au sujet
de l'
adoption, Holy Lola suit l'itinéraire d'un couple en crise, aux
prises avec
l'adversité de l'administration et ses propres contradictions. "Bien
sûr,
les personnages se posent la question de savoir si l'enfant a été
volé, s'il
est vraiment orphelin, s'il a le sida...", mais ces thèmes sont
abordés à
travers le regard des adoptants, à travers "leur désir, leurs peurs
et leurs
frustrations". Le film aborde ainsi des questions récurrentes du
couple et
de la parentalité - l'attente de l'enfant, le désir maternel, le
rôle du
père - sous l'éclairage de cette crise que représente dans cette
histoire l'adoption.
Le temps de l'attente
Quiconque a voulu adopter un enfant - au Cambodge peut-être plus qu'
ailleurs - le sait. L'adoption est un processus lent, parfois
douloureux, où
le temps joue un rôle particulier. Entre la naissance du désir
d'enfant et
sa satisfaction s'écoulent souvent plusieurs années pendant
lesquelles il
faut s'arranger de son impatience et de ses fantasmes, différer sans
cesse,
souvent sans date butoir, le moment de l'accomplissement. Pour
coller au plus près de ce processus d'attente, Holy Lola a été tourné dans sa
chronologie presque exacte, contrairement à la plupart des films
davantage
soumis aux diktats des coûts de production. A la faveur de cette
fabrication
plus linéaire, le scénario a pu se modifier au contact du pays. "Certaines
scènes ont disparu, d'autres sont apparues, explique Bertrand
Tavernier. Des
scènes de découragement ont été ajoutées, ainsi que des images du
pays, des scènes de rues, de gens qui travaillent".
Mais ce parti pris chronologique a surtout eu pour effet d'embarquer
les
acteurs - et l'équipe du tournage dans son ensemble - dans le même
"voyage"
que les personnages du film. "Les acteurs se sont eux aussi modifiés
au
contact du pays, explique le réalisateur. C'est le Cambodge qui nous
a
adoptés". Au-delà de la boutade, cette formule révèle l'un des
arguments du
film : loin d'être une démarche univoque, réductible à un choix,
l'adoption
se décline dans le scénario sous trois aspects. L'adoption de
l'enfant, qui
est réciproque, celle du pays, que les couples sont aménés à
découvrir, à
aimer ou à rejeter, et celle de ces parents contraints de se
réadopter l'un
l'autre au sortir de ce qui se révèlera une crise majeure dans leur
couple.
"Ce tournage nous a mis, au jour le jour, à l'épreuve de nos
sensations,
témoigne Jacques Gamblin. Le film aura la chance d'être nourri par
ça. Nous
y avons inscrit nos histoires personnelles".
"Le moindre sourire
est interprété comme un signe"
Cette adhésion très forte des acteurs à leur personnage est apparue
dans
toute sa lumière au moment du choix des bébés qui allaient jouer
dans le
film. "C'était très étonnant, se souvient Jacques Gamblin. Il y a eu
un vrai
parallèle entre le casting et la démarche de l'adoption. Par exemple,
un
couple [d'acteurs] a refusé un enfant parce qu'il pleurait dès que
sa mère
s'éloignait, qu'elle devait toujours être présente et lui donner le
sein. Le
choix de Lola [le bébé que veulent adopter Géraldine et Pierre], lui,
s'est
imposé naturellement. Quelque chose s'est imposé."
Bertrand Tavernier, qui avait rencontré à plusieurs reprises des
parents
adoptants pendant l'écriture du scénario, appuie la comparaison :
"Le
moindre sourire est interprété. Les adoptants sont dans l'état de
quelqu'un
qui va voir une diseuse de bonne aventure : à l'affût du plus petit
signe.
La démarche des acteurs était comparable." Cette hypersensibilité
accompagne
d'ailleurs les adoptants jusqu'au bout du périple. "Après tout ce
temps
passé à attendre, les nerfs sont à vif. Jusqu'au moment de partir,
le
moindre délai, le moindre détail administratif est interprété comme
un signe
de mauvais augure. Il y a une parano vers la fin. La peur dure
jusqu'au
bout. Des gens m'ont confié qu'elle ne disparaissait parfois qu'une
fois
passés les portillons de Roissy..."
Désir de la mère et rôle du père
Cette attention portée au moindre signe, sur le plateau comme à
l'écran,
semble, à en croire Isabelle Carré, revenir au personnage féminin. "Dans
le
film, c'est Géraldine qui prend l'initiative. Sur le tournage, c'est
à moi
qu'est revenu le choix du bébé qui allait jouer Lola. J'étais gênée,
je me
suis dit qu'il fallait être juste et aller voir les deux autres,
mais elle s
'est imposée comme une évidence. Lola est tout de suite venue me
prendre la
main". "Il est étonnant de voir comment chacun s'empare d'un domaine,
poursuit-elle. Lui, le côté pratique, elle l'affect". Malgré une
grossesse
plus "partagée" dans l'adoption, dans la mesure où l'homme et la
femme
attendent l'enfant dans les mêmes conditions physiques, une
répartition des
"rôles" s'impose donc naturellement. "Il y a toujours un moment où
l'enfant
devient une affaire féminine, renchérit Jacques Gamblin. Il y a deux
places
à prendre, on ne peut pas occuper la même à l'image."
Avant la rencontre avec Lola, une scène cruciale du film, motif de
la crise,
met en lumière cette répartition des rôles. A Kep, Géraldine et
Pierre se
voient proposer, sur la banquette arrière d'une voiture, une petite
fille de
quatre mois. Malgré les doutes sur la légalité de cette adoption et
les
tentatives de Pierre pour modérer son enthousiasme, Géraldine,
aveuglée par
ses sentiments naissants, est prête à tout pour l'emmener.
"Elle se rend compte que l'enfant a une mère, mais préfère se mentir,
explique Isabelle Carré. A sa décharge, on lui met l'enfant dans les
bras,
on joue avec son désir à elle." "Quand on adopte ici, poursuit-elle,
on est
confronté à son éthique, à sa morale. Qu'est-ce qu'on attend d'une
adoption?
Produire un geste humanitaire, répondre à un désir parental? C'est
un choix
éthique qu'une femme enceinte n'a pas à faire. Je m'interdis de
juger, l'
adoption est une démarche par laquelle je pourrais me laisser tenter.
Je ne
crois pas que la fermeture brutale soit une solution [la France a
suspendu
les adoptions d'enfants cambodgiens par ses ressortissants début
2003].
Chacun est confronté à ses limites. J'aurais envie d'élargir ça au
pays. En
partant, qu'est-ce qu'on laisse, qu'est-ce qu'on y a apporté? Est-ce
que je
m'accorde des passe-droits, est-ce que je m'autorise à rentrer dans
le
système de la corruption pour avoir le meilleur?"
Soren Seelow
|